vendredi 23 décembre 2011

Politiquement correct

A-t-on déjà imaginé expression plus moche que celle-ci. J'aimerais répondre que non, mais il semble que dans ce domaine la créativité humaine s'obstine à démontrer son incroyable fertilité. Dommage, car le dégoût du terme me gâte presque le plaisir d'un débat sur les questions passionnantes qui accompagnent le thème : les éventuelles limites de la liberté d'expression, le caractère évitable, ou non, de l'émergence d'une opinion dominante, et la manière dont les forces d'attraction/répulsion qu'elle irradie s'exercent.

Les seuls problèmes de "pourquoi, comment et dans quelle limite la liberté d'expression ?" ne seraient traitées exhaustivement qu'en plusieurs tomes, que je tenterai de résumer dans un autre article. Pour aujourd'hui, je vais me contenter de l'usage actuel (tel qu'on le pratique dans les médias, émissions et chroniques d'actualité) de l'expression politiquement correct.

Aujourd'hui, politiquement correct désigne ce qui se rapporte à un consensus politico-médiatique social-démocrate, centriste, antiraciste, pro-européen, droits-de-l'hommiste et écologiste. Se définissent donc comme politiquement incorrects (finalement c'est surtout eux qui nous intéressent) tous ceux qui, au choix :
  1. contestent l'aspect soit "trop social", soit plus souvent "trop libéral", de la social-démocratie;
  2. sont opposés à l'immigration, "anti-sionistes", prosélytes de la "culture française" et/ou dénoncent les lois mémorielles (incluant bien sûr par hypothèse les "carrément racistes/antisémites");
  3. souhaitent revenir sur l'intégration européenne, réclament plus de souveraineté nationale, souvent avec un renforcement de l'autorité et du rayonnement de la France au niveau international;
  4. n'accordent pas à la définition onusienne des droits de l'homme une valeur de critère moral universel qu'on serait fondés à promouvoir, avec la démocratie, dans toutes les cultures et civilisations;
  5. désapprouvent généralement les politiques écologistes, l'importance accordée aux dangers qu'elles prétendent prévenir ou la philosophie qui les inspirent.

A priori, on se dit que ça devrait représenter pas mal de monde. En pratique c'est un petit peu plus compliqué. Du côté médiatique au moins, quand on parle de politiquement (in)correct, on pense à tout casser quatre chroniqueurs (Zemmour, Ménard, Lévy et Cohen). Du côté politique, on voit déjà un nombre non-négligeable de partis se bousculer pour représenter cette tendance : FN, RPF de De Villiers, Debout la République de Dupont-Aignan, Droite Populaire de l'UMP pour la droite ; Égalité et Réconciliation de Soral, Mouvement des citoyens de Chevènement pour la gauche. Enfin, du côté du peuple, se partageant entre ces petits partis et l'abstention, une part réellement non-négligeable de la population se retrouve dans plusieurs de ces positions, constituant un enjeu électoral de plus en plus conséquent et contribuant largement à asseoir la notoriété des chroniqueurs cités précédemment.

Ceux qui dénoncent l'existence d'un consensus politiquement correct dont il serait médiatiquement et socialement difficile de s'éloigner n'ont donc pas tort : il y a bien, d'une part, un consensus relatif autour de nombreux axes constitutifs du "système", d'autre part un déficit de représentation d'une grande partie de l'opinion dans l'appareil médiatique. Cette dernière ne se reflète que de manière très troublée dans la représentation politique, au travers de partis soit trop petits pour compter, soit diabolisés de manière caricaturale.

Une partie du morcellement de leur représentation politique provient du fait que les politiquement incorrects se définissent essentiellement par opposition. Ils sont d'accord pour dire qu'ils ne veulent pas du système, mais si on en réunit dix dans une pièce, les cinq premiers n'auront qu'une vague idée de ce qu'ils veulent mettre à la place, tandis que l'autre moitié comptera autant d'avis différents que de personnes. On rencontre un problème analogue dans n'importe quelle manifestation ou sur tout panel d’abstentionnistes. C'est ce qui explique que des contestataires d'horizons extrêmement divers se fourrent le doigt dans l'œil quand ils s'imaginent qu'en s'agrégeant dans un vote contestataire FN ou dans la pêche à la ligne, ils fournissent aux dirigeants la moindre indication concernant le cap à suivre pour répondre à leur raz-le-bol.

D'un autre côté, la campagne de discrédit que subissent les partis politiquement incorrects de la part de la quasi-totalité du paysage médiatique, si elle n'est pas concertée, n'en est pas moins très réelle, et a un impact colossal sur eux. Difficile de déterminer si la diabolisation leur ôte plus d'adhésion que ne leur en apportent la victimisation et la lassitude qu'inspire un discours trop convenu mais, pour le meilleur ou pour le pire, elle joue assurément un rôle décisif pour les empêcher durablement de s'emparer du pouvoir (exception faite du cas assez particulier de la Droite Populaire), au profit des grands partis dits "de gouvernement".

Qu'elle soit salutaire ou non, leur critique ne fait pourtant pas honneur au débat public. Elle passe exclusivement par une déformation caricaturale de leur discours, les amalgamant selon les cas avec des beaufs ahuris, de dangereux réactionnaires ou d'ignobles fascistes. Plutôt que de critiquer les points de détails avec lesquels on est en désaccord – dans une opinion souvent nuancée et réfléchie, au moins chez les chroniqueurs, plutôt cultivés et intelligents – on s'en sert pour construire une image d'épouvantail et brûler tout en bloc à coup d'invectives. On laisse la morale moraleuse néo-puritaine trancher a priori un grand nombre de questions qui relèvent du domaine de la raison, sous le prétexte d'avoir décelé le museau du grand méchant loup sous l'habile déguisement de la mère-grand.

"Les beaux principes moraux et les grandes phrases qui m'ont élevé n'ont pas besoin d'être réfléchies pour être vraies" semble ainsi nous brailler le très bobo Bénabar. Une récente chronique de Danièle Sallenave sur France Culture le reprenait alors trop gentiment, rappelant que les contempteurs du politiquement correct avaient raison quand ils appelaient à plus de pensée critique, avant de se perdre regrettablement à distinguer une bonne mouture de ce courant, de gauche évidemment, critiquant le seul affichage superficiel de politiquement correct pour inviter plutôt à l'action, d'une mauvaise, de droite et authentiquement réactionnaire. Si cette opposition est réelle et mérite d'être soulignée, poser cette seule alternative dichotomique, c'est nier l'intérêt qu'elle prête l'instant d'avant aux seuls anti-PC de droite pour le coup : faire vivre le débat en lui apportant de la nuance, des contrepoints et des points de vigilance pour les tenants de l'ordre moral dominant.

Car on peut questionner les dogmes du féminisme sans remettre intégralement en cause l'évolution du statut de la femme. On peut souligner les souffrances sérieuses que causent et que vont continuer de causer ce grand bouleversement, et les mesures qu'on propose pour en forcer la marche, sans pour autant faire l'apologie du viol et du mariage forcé. On peut rappeler les problèmes que posent l'immigration et son cadre général sur un mode moins victimaire, sans faire appel au racisme. On peut même employer le vocable des races humaines sans défendre l'idée d'une hiérarchie, sans rejeter la coexistence, l'intégration ou les interactions les plus poussées. Libéral comme d'extrême-gauche, économiste comme sociologue, on peut avoir beaucoup à reprocher à l'intégration économique européenne. On peut saluer les appels à la liberté d'expression et la condamnation des lois mémorielles d'un Zemmour, tout en notant la contradiction avec le dirigisme qu'il prône dans presque tous les autres domaines. Sur toutes ces questions et bien d'autres, les arguments rationnels et les constats empiriques ne manquent pas pour s'opposer très directement aux lieux communs consensuels, plus souvent issus d'un vernis de moraline que d'une étude rationnelle en profondeur des sujets concernés.

Car, comme le rappelait François Morel, grand contempteur des politiquement incorrects c'est toujours "un peu plus compliqué que ça". Il lève là un débat des plus intéressants sur la granularité de l'information : quel niveau de détail délivrer à l'informé en tenant compte de ses propres contraintes de temps, d'expertise et d'intérêt. Mais il le fait d'un ton déplorablement moqueur vis-à-vis de ceux qui appellent à plus de nuance dans le débat public. Lui semble plaider pour qu'on cesse d'importuner, en leur rappelant les aspérités du réel, ceux qui, comme lui, vont à l'essentiel, c'est-à-dire juste à ce qu'il faut penser, à une sentence morale et engagée, rendue digeste aux grandes heures d'audience par une couche d'humour faisant aussi fonction de bouclier commode face aux accusations de déformation et de caricature. Le courage de l'engagement contre la finesse du propos en somme, mais sans aller jusqu'à s'exposer non plus.

Si je m'attarde sur cet humorion de boulevard dont, après tout, le tort principal est de n'être la plupart du temps drôle que pour sa chapelle, c'est pour évoquer rapidement ce que j'appelle le syndrome Guillon. C'est devenu une pratique courante – particulièrement chez les humoristes étiquetés France Inter, mais pas seulement – de se prétendre sulfureux et caustique quand on relaye sans arrêt les mêmes blagues convenues sur Sarkozy, les racistes, la colonisation, les curés, le fascisme de la droite et les maladresses stratégiques de la gauche. On prétend jouer avec le feu, rompre les grands silences, sonder en éclaireur les frontière de la liberté d'expression, s'attirer les foudres du pouvoir et les remontrances des grands de ce monde, bref être politiquement incorrect, tout en suintant par tous les pores les valeurs du consensus décrit plus haut. Ce qui me donne surtout un prétexte pour leur cracher à la gueule sans trop m'écarter du sujet, mais aussi l'occasion de préciser que ce n'est évidemment pas de ce politiquement incorrect de pacotille, de pure forme, que je traitais jusqu'ici.

Bref, tout ça pour dire que, d'accord pas d'accord avec les contempteurs du politiquement correct, ils ont un rôle essentiel à jouer dans la salubrité du débat public. Leur provocation comme leurs arguments nous poussent à réfléchir, à nous interroger sur ce qui ne tourne pas rond dans le jeu des références circulaires de notre paysage médiatique et intellectuel. La réplique qu'on leur donne (dans les médias, je ne parle même pas des tribunaux), si elle n'est pas dénuée d'intérêt stratégique pour leurs opposants, n'est malheureusement pas à la hauteur d'un débat public dont tous prétendent pourtant chercher à élever le niveau. Il est également regrettable que ces provocateurs présentent une relative unité de points de vue, et que leur visibilité ne s'étende pas aux représentants d'autres courants de pensée minoritaires, pas forcément moins réfléchis et dont les foyers intellectuels peuvent se situer hors de notre petit pays.

mercredi 21 décembre 2011

Un militant, c'est chiant.

Le militant se reconnait à deux caractéristiques :
- son modèle ;
- sa cause, ou son bord.

Le militant se décline en deux modèles, tous les deux chiants.

Le premier c'est le militant agressif. Plus ou moins sûr de lui, on ne sait jamais trop s'il se teste ou s'il s'auto-congratule quand il balance ses positions à la tronche de son monde, moitié provocateur curieux de savoir si on a quelque chose de pertinent à lui répondre, moitié prêcheur convaincu de répandre la bonne parole. Face à sa charge, pas grand chose d'autre à faire que de céder. Contredis-le et il se débattra bec et ongle et finira l'échange d'autant plus incapable de prendre du recul vis-à-vis de sa thèse de départ qu'il aura eu à la défendre. Ignore-le, il sera convaincu que tu n'as rien de pertinent à lui opposer.

Le second c'est le militant intello. Lui son truc c'est pas tellement la castagne, c'est plutôt le blindage. C'est une forteresse de certitudes qui consacre sa vie à se renforcer en se gavant de doc et d'analyses qui le confortent. Ce 'est pas tellement qu'on sache qu'il a raison, mais il s'arrange pour que ce soit trop coûteux et trop chiant, voire impossible, de lui prouver qu'il a tort. Il a réponse à tout, ou au moins une porte de sortie bien commode pour toute question épineuse.

Qu'il soit de son bord ou pas – qu'ils partagent ou non une même cause – un modèle de militant constitue souvent un excellent compagnon de branlette pour un autre militant de même modèle. Les agressifs aiment souvent bien les intellos du même bord ; les intellos appellent les agressifs du même bord des idiots utiles, les méprisent un peu mais sont quand même bien contents qu'ils existent.

Pour les non-militants, les militants peuvent être très sympathiques, intéressants et même rigolos sur tout ce qui ne concerne pas leur cause. En revanche sur leur cause ils deviennent très vite très chiants. C'est comme ça.

La prochaine fois, je t'expliquerai que Un punk, c'est con.

PS à moi-même: Non, on ne peut pas toujours substituer passionné à militant dans ce texte. Un militant espère rallier les non-militants à sa cause, et même si beaucoup de passionnés espèrent convaincre les non-passionnés que leur passion est passionnante, ce n'est heureusement pas généralisable.

vendredi 22 avril 2011

Etat, entre prédation et protection

Une des divergences principales entre libéraux radicaux (libertariens) et étatistes repose sur leurs perceptions respectives de l'Etat. Les premiers insistent sur sa nature prédatrice, tandis que les seconds se concentrent sur ses fonctions protectrices.

Les libertariens rappellent à juste titre qu'historiquement, l'Etat n'est que le produit d'une organisation de la violence et de la prédation, permettant aux prédateurs de s'élever en efficacité jusqu'à un quasi-monopole local en ces matières. En effet, les fonctions régaliennes (armée et diplomatie) auxquelles se limitaient les formes primitives de l'Etat et en dehors desquelles il ne s'étendait guère jusqu'aux derniers siècles, sont apparues avec l'émergence de classes guerrières dont les moyens de subsistance provenaient du pillage et de l'intimidation. Bien des siècles plus tard, les impôts prélevés par la noblesse féodale n'avaient toujours pas d'autre fondement que l'appropriation et la préservation d'un domaine par la violence et le racket, et leur destination se résumait principalement à la guerre et à la défense. Historiquement, l'Etat n'est effectivement que ce "monopole de l'usage de la violence" par lequel les libertariens aiment à le définir.

L'émergence de ses premières fonctions protectrices, à savoir le maintien de l'ordre et la production de droit public, malgré toutes leurs conséquences positives, doit sans doute beaucoup moins à la mise en pratique d'idéaux de justice par des dirigeants de bonne volonté qu'à la nécessité de s'assurer la soumission des peuples exploités. L'expression "un grand pouvoir implique de grandes responsabilités" n'est pas qu'une maxime de morale idéaliste pour super-héros de bande-dessinée : il s'agit aussi d'une nécessité pratique à laquelle les réalités de l'exercice du pouvoir confrontent constamment les puissants. On en a une parfaite illustration dans les quartiers ou les villes dirigées par les mafias, où celles-ci assoient leur domination en suppléant aux fonctions de maintien de l'ordre que l'Etat n'est plus à même d'y accomplir (souvent parce qu'elles l'en empêchent). Elles monnayent leur protection, arbitrent les conflits entre commerçants et font leur possible pour se réserver l'exclusivité des représailles par la violence. Elles se rendent nécessaires, et donc d'une certaine manière légitimes dans l'opinion, en remplissant une fonction qu'elles se réservent, tout en limitant la possibilité d'émergence, au sein de la population dominée, de concurrents inquiétants dans le domaine de la violence, et donc d'une éventuelle résistance. Les prises de contrôle par les mafias de certains quartiers ou de certaines villes d'Italie ou d'Amérique du Sud sont autant de victoires que remportent des Etats primitifs émergents face aux Etats officiels. Et ces exemples modernes illustrent bien comment, loin d'être en contradiction avec la nature prédatrice de l'Etat, ses fonctions protectrices en sont en fait le prolongement naturel et spontané.

C'est donc un fait entendu : pour les idéalistes qui ne tolèrent pas que la réalité se dérobe à leurs principes moraux, l'Etat est par nature illégitime.

Mais l'institution de la démocratie libérale (je traite ici des démocraties où les mécanismes de vote jouent un rôle décisif et pas uniquement cosmétique) a profondément changé la donne. Avec elle, le maintien en place du gouvernant dépend nettement moins de la force qu'il peut mobiliser à son avantage, et nettement plus de l'image que la majorité a de lui. Le changement décisif qu'apporte le scrutin démocratique est que désormais, la nature prédatrice de l'Etat est employée essentiellement à renforcer, sinon la protection elle-même, au moins l'impression qu'a la majorité qu'il remplit ses fonctions protectrices dans son intérêt.

Comme je l'ai déjà souligné, ce nouveau paradigme n'est pas sans soulever inconvénients et problématiques : capacité douteuse du peuple à constituer ou à choisir de bons dirigeants, écrasement des minorités, loi d'airain contribuant à l'émergence d'une classe dirigeante défendant ses intérêts propres, périls quant à la liberté et au bien-être des citoyens pouvant mener à des régimes encore bien pires que ceux qu'avaient vu émerger la prédation pure et dure, notamment en endormant la vigilance des masses par une indéniable légitimité démocratique. Mais la règle générale veut qu'il reste le plus souvent bien supérieur en pratique au paradigme du pouvoir fondé sur l'intimidation et la violence en termes de liberté, de prospérité matérielle et de bien-être général.

Pour un radical qui aime raisonner en poussant les principes jusqu'à leur extrémité, il est réellement difficile d'imaginer que si l'Etat a un rôle protecteur essentiel, on ne doit pas toujours instaurer plus d'Etat pour plus de protection (d'où le communisme), et inversement, que si l'Etat est par nature prédateur, moins d'Etat ne signifie pas nécessairement moins de prédation (d'où le libertarianisme). Cette opposition est si fondamentale qu'elle cristallise le gros des aveuglements idéologiques du siècle passé, dans un sens ou dans l'autre. S'il y a un point sur lequel le rapprochement idéologique entre droite et gauche de notre époque est louable, c'est d'avoir éloigné ces deux points de fuite pour se concentrer sur une question politique la plus capitale : sous quelles conditions et par quelles mesures l'Etat sera-t-il à même d'user de son pouvoir prédateur pour étendre dans la plus large mesure souhaitable la protection qu'il offre aux individus, sans matérialiser les risques colossaux liés à un pouvoir trop actif ou ambitieux. Et pour répondre à cette vaste question, les libéraux modérés, sans être les seuls aptes à apporter des éléments de réponse, sont sans doute ceux qui pèsent avec le plus de soin les risques et les gains potentiels de l'implication de l'Etat sur des problématiques autour desquelles ils surveillent souvent avec plus d'attention les réponses que la société civile a à offrir.

mercredi 23 février 2011

Le bon racisme et le mauvais racisme

Afin d'introduire un tour d'horizon des réactions possibles face à la différence, je te propose une petite expérience (de pensée si tu n'as pas le budget, ça devrait marcher quand même, le résultat est intuitif) : colle 10 africains toutes ethnies confondues avec 30 blancs dans une classe/prison/salle de formation, laisse décanter et regarde la composition spontanée des groupes de TP/gangs/tables. Si ça t'est arrivé, comme à moi, de te retrouver face à une situation de ce genre, tu as sans doute compris aussi bien que moi toute la signification de la formule "Ce qui nous unit est plus fort que ce qui nous divise".

En fait c'est là le sens même de la communauté : l'exclusion des outsiders, ou comme on aime l'appeler aujourd'hui par extension abusive du terme, le racisme. On est globalement trop manichéens pour les distinguer mais il y a le bon racisme – "je préfère m'entourer de ceux que je ressens plus proches de moi, avec qui on partage plus de choses et avec qui on se comprend mieux qu'avec d'autres" – à l'origine des meilleures relations entre êtres humains, et le mauvais racisme – "ma race/religion/patrie/communauté/classe est objectivement supérieure à telles autres et fondée à leur imposer sa volonté" – à l'origine des pires.

Bien sûr on peut concevoir d'autres alternatives. La première à laquelle on pourrait penser consisterait à escamoter la différence, faire l'autruche, la dépasser complètement pour faire comme si elle n'existait pas. Cette alternative est purement théorique : elle n'existe pas, c'est une impasse pratique.

On peut également songer à l'assimilation des différents, visant à les rendre semblables, mais on retombe alors dans le "mauvais racisme" : s'attaquer à la différence plutôt qu'au différent renvoie à la même conviction de supériorité d'un modèle donné. Changer les gens est certes moins destructeur que de les exterminer, mais sur quel critère absolu décider que le modèle qu'on cherche à imposer est le bon ? Même en supposant que ça soit possible en pratique, comment mesurer ce qu'on perd et ce qu'on gagne par l'imposition autoritaire d'un modèle unique ?

La dernière alternative, déjà plus réaliste, consiste à se faire violence et à braver la différence, à découvrir l'autre et à apprendre de lui malgré elle. On pourrait l'appeler le métissage culturel. À l'échelle individuelle, c'est sans nul doute l'approche de la différence la plus prometteuse d'enrichissement. Mais l'expérience évoquée au début de ce billet, même menée dans une classe/prison du XXIè siècle, devrait te convaincre qu'on s'éloigne ainsi de nos comportements spontanés, et qu'il faudrait, pour pouvoir le généraliser à l'échelle des masses, un conditionnement encore bien plus lourd que celui que nous infligent déjà médias, Hautes Autorités et associations anti-racistes.

Finalement, le bon racisme – ou communautarisme spontanné – est sans doute la plus viable des approches non-destructives de la différence, son principal défaut résidant dans sa fâcheuse tendance à dégénérer en mauvais (et en fait seul véritable) racisme, vaniteux et agressif. Le problème est toujours le même : cette satanée tendance à vouloir rendre ce qu'on trouve bien pour soi obligatoire pour tous et ce qu'on trouve mal pour soi interdit pour tous. Le contraire de cette tendance, c'est la tolérance (l'attitude) ou la liberté (l'état duquel on se rapproche quand l'attitude se répand parmi les hommes). Cette tolérance et la garantie de cette liberté à autrui n'étant guère plus naturelles et répandues que la dilution des membres d'une minorité quelconque placée au sein d'un groupe plus grand, je me vois contraint de finir encore ce billet sur cette éternelle interrogation : comment les faire advenir ?

jeudi 3 février 2011

Les époustouflants progrès de l'imagerie médicale

Ce soir, je te présente une autre revue d'une conférence du TED, où le bien nommé docteur Anders Ynnerman nous montre comment ont émergé des sortes d'iPad géants servant de tables d'autopsie virtuelle, permettant de dévoiler et de manipuler des images de n'importe quelle couche intérieure d'un corps humain – et même animal ! On peut ainsi visualiser avec un niveau de détail jusqu'ici inégalé le cœur d'un patient avant même de l'ouvrir pour opérer, pratiquer en un temps record une autopsie exhaustive et même étendre les applications à la zoologie ou à la neurologie. Le potentiel de ce genre d'outils dans les domaines du diagnostic, de la réduction des risques chirurgicaux ou de la recherche est proprement vertigineux, sans même évoquer son aspect ludique.

Détail non moins intéressant, le chercheur nous explique aussi comment ces technologies ont pu émerger, grâce à la production en masse de cartes graphiques sans cesse plus puissantes ayant pour objet initial... le jeu sur ordinateur. Les dernières cartes graphiques NVIDIA, fruit d'un effort de développement considérable nourri quasi-exclusivement par l'insatiable appétit des gamers de tous pays pour des jeux toujours plus beaux et fluides, permettent aujourd'hui la mise au point d'un matériel médical susceptible, dans un futur proche, de sauver et d'améliorer un nombre incalculable de vies humaines.

On tient là un magnifique exemple illustrant comment les aspects les plus puérils de notre société de consommation, ceux auxquels une économie dirigée aurait sans le moindre doute accordé le moins d'intérêt, ont pu, dans un système de marché libre, déclencher une évolution totalement imprévisible dans le plus crucial des domaines économiques : la santé.

Un autre exemple fascinant est celui de la PlayStation 3, dont l'US Air Force s'est récemment procuré dans les 2000 exemplaires pour fabriquer le 33è ordinateur le plus puissant du monde, et ce pour un coût total représentant 5 à 10% de celui traditionnellement dévolu à ce genre de super-système. À 2 millions d'euro le super-ordinateur on n'en est pas encore à pouvoir parler de démocratisation, mais on se rend bien compte que le potentiel d'évolution de ce genre de technologies est impressionnant, et surtout imprévisible.

mardi 18 janvier 2011

FN, libéralisme et socialisme

Assez paradoxalement, le succès à l'étranger du conservatisme libéral des années Reagan/Thatcher a longtemps servi de source d'inspiration aux nationalistes français, même s'ils l'ont toujours mangé à la sauce protectionniste, un peu comme s'ils croyaient que les bienfaits du libre-échange s'inversent par je ne sais quelle magie dès que l'échange se fait de part et d'autre d'une frontière (mais a-t-on jamais entendu parler d'un prix Nobel d'économie d'extrême-droite ?). Ils trouvaient chez les libéraux d'excellents arguments (sans doute plus pertinents que ceux qu'ils auraient pu produire eux-même, au moins en matière économique) pour critiquer l'élite politique et l'extrême-gauche.

Mais c'est fini ce temps-là. La mondialisation a largement rejoint, voire dépassé, l'immigration au palmarès des bêtes noires des frontistes. Finalement ils ne détestent rien plus que les libéraux qui, majoritairement, défendent les deux. Même la gauche traditionnelle a le mérite de les rejoindre dans leur combat isolationniste. Au point qu'ils préfèrent maintenant s'inspirer de l'économie keynésienne, voire marxiste, qui leur fournit des armes contre la mondialisation.

Le discours économique du nouveau FN se rapproche plus de celui du NPA que de l'UMP : nationalisations jusque dans l'industrie, protectionnisme virulent, condamnation de l'UE, sauvegarde du modèle social français contre les coups de boutoir de la mondialisation, anti-sarkozysme omniprésent, grand retour de l'Etat... Si leur programme (actuellement "en cours de réactualisation" sur leur site) rejoint leur discours, celui de 2012 devrait achever de dévêtir le parti des quelques guenilles de déguisement libéraloïde encore portées d'une épaule par Jean-Marie Le Pen pour les présidentielles de 2007.

C'est assez cohérent finalement : ça fait tellement longtemps qu'on baigne dedans que le nouveau conservatisme français c'est le socialisme. La réforme des retraites nous a bien montré à quel point les Français s'arc-boutaient sur un modèle social ostenciblement dépassé, après seulement un demi-mandat d'un président qu'ils avaient pourtant élu pour le dégraisser. De plus, si le socialisme théorique est toujours internationaliste, il devient toujours fortement nationaliste dès qu'on passe à la pratique. Quoiqu'en dise la démagogie d'extrême-gauche tant qu'elle n'est pas installée au pouvoir, chercher à cumuler un système de prestations sociales pléthorique et une politique d'immigration laxiste reviendrait à condamner sans équivoque le premier à l'implosion (même si après suffisamment d'années de socialisme, l'histoire nous montre que la préoccupation principale des gouvernements d'extrême-gauche est plus souvent d'empêcher leur population d'émigrer que celle des autres pays d'immigrer). Là encore, le nationalisme est un socialisme qui sait prendre soin de lui-même. Même concernant l'emploi, les nationalistes sont en plein accord avec la conception malthusienne et statique que les socialistes se font de l'économie. S'il y a une somme de travail fixe à diviser (et à cette seule condition), les 35h créent bien des emplois, les vieux qui partent à la retraite plus tard augmentent bien le chômage des jeunes, la mécanisation et la désindustrialisation génèrent bien du chômage structurel, mais ça veut aussi dire que le travail des femmes et des immigrés supprime des postes pour les hommes français. Les socialistes qui s'obstinent à soutenir les premières de ces propositions sont condamnés à se rendre ridicule en essayant de réfuter les deux dernières auprès de l'extrême-droite.

C'est sans doute l'explication la plus rationnelle aux succès du FN dans la récupération des électeurs de gauche : c'est le seul parti socialiste véritablement honnête et cohérent quant aux sacrifices nécessaires à l'application de son modèle dirigiste. Marine est en bonne position pour réussir mieux que son père à rassembler les nombreux socialistes français qui, après un examen poussé de leur idéologie et de ses implications, continuent malgré tout d'y adhérer.

Le gros tour de force de Le Pen père, c'était d'être parvenu à fédérer aussi durablement les anti-juifs et les anti-arabes dans un même parti sans qu'ils se tapent trop dessus. Ce statut de refuge pour les parias du débat public français fournissait au FN une base de sympathisants suffisamment nombreux pour lui permettre de survivre politiquement, mais guère de s'étendre. L'héritière semble mal partie pour renouveler l'exploit, mais devrait largement gagner au change en ratissant de plus en plus large à sa gauche, surfant sur le discours anxiogène autour de la mondialisation débité d'une seule voix par l'ensemble du paysage médiatico-politique français. PS, UMP, extrême-gauche, écologistes et syndicats, tous ont fait le lit du Front National : leur angoisse réactionnaire partagée face aux bouleversements internationaux, leur absence de propositions visant à armer le pays pour leur faire face, leurs sophismes économiques, l'incompétence des uns et l'angélisme des autres sont largement responsables – bien plus que les pathétiques tentatives sarkozystes de pseudo-débats électoralistes – des succès présents et à venir d'un nouveau FN dont on n'a pas fini d'entendre parler.

lundi 10 janvier 2011

Le paradoxe du choix

Ce soir, avec rien de moins que 5 ans de retard, j'ai découvert une passionnante conférence de Barry Schwarz, un chercheur en psychologie développant ce qu'il appelle le "Paradoxe du choix" (disponible ici avec sous-titres). Il y remet en cause avec des arguments fort convaincants ce qu'il présente comme le dogme des sociétés occidentales modernes et qu'on pourrait résumer par cette équation : plus de choix = plus de possibilités de trouver ce qui nous convient le mieux = plus de bonheur. À moins que tu ne me lises pour la première fois, tu auras reconnu dans ce "dogme" non seulement une idée que je partage, mais encore le fondement même de ma morale et de mes réflexions personnelles, et tu comprendras donc que je m'y attarde.

Son attaque se décompose en trois arguments tout à fait plausibles, dont je ne doute pas qu'en scientifique compétent, il les a dûment démontrés par des expériences qu'il relate sans doute dans son livre sur la question. Ces trois arguments sont :
– Faire un choix représente un effort en temps, en réflexion, en recherche d'informations, qui augmente avec le nombre de possibilités à départager. Plus de choix implique plus de perte de temps, voire d'argent, ainsi qu'un accroissement des préoccupations.
– Avoir conscience d'avoir eu le choix entre plusieurs opportunités (par exemple un séjour à la plage et un autre à la montagne) fait qu'on a tendance à regretter celles qu'on a écartées et à moins profiter de ce pour quoi on a opté, avec pour résultat qu'on est finalement moins heureux que si on n'avait jamais eu le choix. Pire, puisqu'on ne peut pas blâmer les circonstances, on doit porter la responsabilité fort déprimante d'un acte de choix qui, en nous fermant certaines portes, nous éloigne fatalement de nos espérances, de l'image mentale qu'on se fabrique d'un idéal rassemblant les avantages de toutes les possibilités sans forcément réaliser leurs inconvénients.
– Ces deux effets font que l'abondance de choix implique un coût (coût de production du choix dans le premier cas, le second représentant ce que les économistes appellent un coût d'opportunité) et suscite des appréhensions, ce qui produit un effet paralysant. De fait, on a tendance à repousser le moment du choix comme on repousse une tâche fastidieuse, voire même à l'éviter carrément (le chercheur cite en exemple le constat d'entreprises où, plus le nombre de plans de retraite offerts est élevé, moins il y a d'employés qui finissent par en souscrire un).

Je dois pour ma part avouer que j'y retrouve un embarrassant récit de mon indécision quasi-pathologique, me poussant, après maintes hésitations, à ne choisir entre plusieurs voies presque que celles dont j'estime qu'elles me fermeront le moins de portes pour des choix futurs, que je devrais pourtant deviner tout aussi déchirants. Même sans atteindre cette extrémité, je ne doute pas que tu n'auras toi-même aucun mal à reconnaitre dans ces mécanismes une description de bien des aspects de ta vie quotidienne.

S'il convient qu'avec un plus grand choix, on est nécessairement plus à même d'opter pour la meilleure option (choisir le meilleur jean), le professeur Schwartz défend qu'on en sera malgré tout plus malheureux. Il va même plus loin en déclarant que les effets négatifs de l'excès de choix sont sans doute un facteur majeur de la profusion des dépressions dans les sociétés modernes. Il reconnait, prenant l'exemple des sociétés pauvres, qu'il y a certains niveaux où c'est le manque de choix qui guide le désespoir, et en déduit qu'il doit y avoir un niveau intermédiaire de choix amenant à une optimisation de Pareto, améliorant la satisfaction générale. Enfin, après tant de réflexions passionnantes, il se perd regrettablement à conclure qu'une redistribution des richesses à l'échelle mondiale apporterait plus de bonheur des deux côtés, comme si, conformément à une idée fausse malheureusement trop répandue, les mécanismes apportant plus de choix (soit plus de prospérité matérielle, de développement et de liberté) avaient jamais fonctionné suivant ce genre de principe de vases communicants.

En laissant de côté cette dernière assertion bien regrettable, je t'étonnerai sans doute en t'avouant que je ne conteste aucune de ses conclusions. Mais avant que tu t'imagines que j'ai retourné ma veste, je vais t'expliquer pourquoi, malgré l'aspect paradoxal de cette association, je les juge parfaitement compatibles avec le paradigme du choix, qui constitue le fondement de la démocratie libérale, et à travers elle de la civilisation occidentale moderne.

Pour commencer, Schwartz oppose l'excès de choix à une situation initiale où les alternatives sont limitées naturellement par des circonstances contingentes, et non par la volonté de qui que ce soit. Et effectivement, nous n'avons aucun mal à nous passer de biens ou de services n'existant pas encore (un téléphone portable hier, un téléporteur aujourd'hui) ou quand une rareté naturelle nous en augmente le coût d'accès au-delà du raisonnable (pour un original de Rembrandt par exemple), bref quand nul autre que l'ordre naturel des choses n'est à blâmer pour un manque que, de fait, nous ne ressentons souvent même pas. En revanche, la frustration que nous ressentons est toute autre dès que la responsabilité de la limitation dont nous souffrons peut être attribuée à une volonté extérieure, comme un videur de boîte de nuit ou, pire, une hypothétique police du libre-choix. Je suis convaincu que mes grands-parents, même enthousiastes face aux avantages du téléphone, étaient plus à l'aise quand l'offre s'y résumait à trois couleurs de combinés filaires ; je suis disposé à accepter que l'élargissement pléthorique de nos gammes de téléphones portables ait finalement causé plus de frustration que de plaisir même à mes contemporains les plus passionnés de nouvelles technologies ; en revanche, si on annonçait demain à ces mêmes passionnés que le prochain Androphone ne sortira pas à cause de mesures limitatives visant à leur imposer un moindre choix "pour leur bien", je serais très étonné que leur niveau de frustration et de mécontentement soit diminué en quoi que ce soit. Or contrairement au socialisme, qui proposait d'instaurer rien de moins que la "liberté réelle", ou capacité illimitée notamment dans le domaine matérielle, le paradigme libéral intègre tout à fait la limitation du choix liée à la rareté des ressources ou des opportunités. Celle qu'il combat, c'est la limite arbitraire imposée par la violence ou par un pouvoir trop zélé.

En fait, la défense libérale du libre-choix a le plus souvent insisté, au-delà de ses avantages intrinsèques, sur la dénonciation de l'engrenage des dérives liées au pouvoir qu'on armerait pour le limiter. Même si le constat dressé était que le choix est nuisible (ce qui n'est pas le cas, à plus d'une simple nuance près), il ne répondrait à aucune des questions cruciales concernant sa limitation. Comment définir quelles possibilités de choix seront écartées et lesquelles seront laissées à une population d'individus dont les goûts et surtout les besoins diffèrent, et sont de plus variables dans le temps ? Qui serait habilité à arrêter ces choix ? Par quels moyens ? Par quelle autorité ? Pour quelles populations ? Comment être sûr que ces limites seront bien établies dans dans le but d'optimiser le bien-être des personnes visées ? Si l'on peut définir qu'elles ne le sont plus, comment réagir face à ceux qui auront obtenu le pouvoir de contrôler nos choix ? Comment mesurer ce bien-être à l'échelle d'un individu, puis comment agréger cette mesure à l'échelle d'une population ? Comment éviter que ces limitations empêchent l'émergence de solutions qui auraient été encore plus satisfaisantes pour tout le monde ? Après avoir retourné ces questions dans tous les sens (je te renvoie pour cela à ce bon vieux Hayek), voire même mené plusieurs expériences potentiellement désastreuses, malgré la bonne intention qui les aura vu naitre, après avoir risqué toutes les tyrannies, même les plus démocratiques (on ne rappellera jamais assez qu'Hitler a été élu très largement au suffrage universel), rien dans la théorie du professeur Schwartz ne nous laisse penser qu'on ne retombera pas sur cette bonne vieille conclusion, à l'origine de la conception de la liberté que se fait la démocratie libérale, que la meilleure solution reste de laisser les individus écarter eux-mêmes certains choix, se dicter leurs propres règles pour limiter leurs conduites au-delà du cadre du droit (contrats, conventions ou simplement discipline intérieure), voire même se choisir leurs propres maitres (professeurs, patrons ou gourous) s'ils veulent qu'on limite leurs choix pour eux.

D'ailleurs, d'après l'éconoclaste (qui, partant du bouquin original et non de la conférence qui le présente, n'y voit pas non plus d'objection à une extension des alternatives dans le domaine scolaire), Schwartz lui-même avance que les individus mettent spontanément en place des stratégies pour simplifier leurs choix. Même face à 100 produits analogues au rayon dentifrice, le consommateur n'y passe pas plus d'une minute et n'en perd pas le sommeil pour autant. Cette auto-discipline se retrouve aussi dans le monde des entreprises qui, de tout temps, n'ont pas attendu les lois parlementaires pour mettre en place des guildes réglementées, des standards industriels, des chartes de bonne conduite, des labels de bonnes pratiques, et autant de structures présentant le double avantage de limiter les opportunités de choix couramment examinées à ceux reconnus comme les plus efficaces, tout en offrant un cadre suffisamment souple pour permettre l'émergence spontanée de nouvelles solutions encore préférables. Contrairement à ce qui est allégué dans la conférence, les spécialistes du marketing n'ont d'ailleurs pas négligé notre résistance à l'excès de choix. L'exemple le plus flagrant en réside sans doute dans le succès de l'iPhone qui, non content de rassembler de nombreux choix d'appareils (MP3, photo, internet, téléphone, etc.) dans un modèle unique, s'est aussi démarqué en imposant aux milliers de développeurs de ses applications des principes tels que celui d'une interface dégagée et intuitive, le plus loin possible d'une lourde configuration riche en nombreux choix coûteux pour l'utilisateur. La recette des systèmes informatiques couronnés de succès, de Windows à Google, semble être de toujours encadrer les actions des utilisateurs via une interface simple tout en offrant un maximum de souplesse dans les possibilités d'évolution.

Dans une autre conférence donnée plus récemment au TED, Schwarz va d'ailleurs jusqu'à défendre sans ambiguïté la thèse qu'un cadre souple, laissant libre champ aux initiatives spontanées et innovantes, demeure préférable à une réglementation rigide limitant les recours des individus. Il tient alors, sans en développer la rhétorique et probablement à son corps défendant, un discours authentiquement libéral. Il ne fait pourtant nul doute, même s'il n'y fait pas mention pendant cette conférence, qu'il a toujours en tête ses vieilles conclusions concernant le choix, et qu'il n'a pas de mal à les intégrer dans une réflexion globale l'amenant à plaider malgré tout la supériorité de la liberté sur la contrainte.

Car finalement, aussi importantes que soient les conséquences négatives pour l'individu de l'excès d'alternatives – et même en minimisant les défenses qu'il développe contre elles, individuellement ou collectivement –, elles ne sont rien comparé au potentiel destructeur d'une limitation arbitraire de ses choix. Et aucune limitation ne saurait manquer d'arbitraire si elle n'est pas sanctionnée, en dernier recours, par le choix de l'individu concerné. C'est sans doute là le plus important paradoxe du choix.