dimanche 5 décembre 2010

Achats de tabac à l'étranger : Quand tout le monde semble jouer contre son camp

La réaction des buralistes français face à la suppression des quotas chiffrés sur l'achat de tabac à l'étranger n'est, en soi, guère surprenante. Il semble évident que dans l'état actuel des choses, une ouverture du commerce à l'étranger tendra à les placer dans une position inconfortable même si, ces limitations étant déjà largement inappliquées, l'impact de leur assouplissement sera sans doute très mesuré. En revanche, on trouve un réel motif d'étonnement dans le constat qu'en cherchant à limiter une concurrence indéniablement faussée, ils semblent choisir d'ignorer la source de leur handicap : la démesure sans cesse croissante des taxes sur le tabac vendu en France. On s'attendrait pourtant à ce qu'ils soient les premiers à défendre, en même temps que le pouvoir d'achat de leurs clients, leur propre intérêt face à ces politiques fiscales dont le but avoué est de les priver progressivement de la plus grande part possible de leur clientèle. Il serait difficilement compréhensible que les subventions que l'État leur verse depuis 2006 et jusqu'en 2011 en compensation de ses mesures agressives envers leur activité puissent leur faire oublier bien longtemps qu'on ne les nourris d'une main que pour mieux les étrangler de l'autre. Une réduction significative de ces taxes transformerait automatiquement cette ouverture du marché transfrontalier en bénédiction, tant pour leur situation que pour le pouvoir d'achat des fumeurs français, et même des frontaliers espagnols et allemands qui, pour une fois, pourraient trouver avantageux d'acheter quelque chose en France.

En revanche, il est beaucoup plus surprenant que les automobilistes qui sont interpelés par les buralistes en colère, alors qu'ils passent la frontière pour se fournir en cigarettes, affirment leur sympathie, et parfois même leur soutien à cette lutte curieusement dirigée. Ceux-là même que les taxes et l'espoir de préserver leur pouvoir d'achat poussent sur les routes jouent contre leur ultime recours. Un devoir de solidarité avec les manifestants s'est-il à ce point intégré à la conscience des Français qu'ils les soutiennent même quand la manifestation est si manifestement contraire à leur intérêt direct ?

Plus frappant encore, on entend dire que même les industriels du tabac verraient cette ouverture d'un mauvais œil. Il faut cependant remarquer que l'allusion est évasive, qu'aucune source n'est citée, et que la justification fournie peine à convaincre que les cigarettiers puissent se sentir menacés par une augmentation des volumes de vente de tabac, quand bien même celle-ci profiterait plus à certains qu'à d'autres (d'autant que l'explication fournie pour ce phénomène hypothétique n'est guère plus solidement fondée).

Force est de constater qu'il est difficile d'évaluer dans quelle mesure le filtre médiatique peut déformer les signaux qu'on reçoit de cette grogne, et plus largement du débat autour des politiques anti-tabac. On se souvient notamment que les grands médias ont été particulièrement laudatifs à l'égard de l'interdiction de fumer dans les lieux publics – aussi bien quand elle ne constituait qu'un vague projet que quand il s'est agi d'en dresser un premier bilan – ou encore qu'ils ont été prompts à "honorer" leur rôle de contrepouvoir en dénonçant massivement et sans délai les moindres transgressions des fumeurs récalcitrants ou de leurs complices, relayant avec zèle et sans réel contrepoint les rappels à l'intransigeance des associations anti-tabac.

Même si leur popularité réelle est difficile à évaluer, les opinions favorables à ce protectionnisme du tabac rencontrent un écho trop important pour ne pas interpeler. Pénaliser tant les Français les plus modestes (les fumeurs, lourdement taxés sont tout particulièrement représentés chez les chômeurs) que les buralistes ou encore les patrons, clients et employés de cafés, pour des résultats pour le moins discutables en matière de santé publique et même un impact très limité sur la consommation finale de tabac est-il vraiment justifiable du point de vue du rapport coût/résultat ? Le coût, lui, est en tout cas indéniable, tant dans le domaine du pouvoir d'achat que des libertés individuelles. L'ouverture du commerce transfrontalier pourrait permettre de l'alléger marginalement, et surtout de créer une pression à la baisse sur les taxes françaises sur le tabac, seule solution pour préserver durablement l'activité de nos buralistes.

Évidemment, cela nécessiterait de porter le coup de grâce à une conception belliqueuse de l'anti-tabagisme dont moyens et fins peuvent être résumés à l'imposition sans limite de nouvelles contraintes aux fumeurs, avec pour seul indicateur d'efficacité la part de l'opinion publique adhérant à leur croisade. Alors que, l'inscription présente sur chaque paquet aidant, nul ne peut prétendre ignorer les risques qu'il prend en choisissant de fumer, ne peut-on pas considérer que ceux qui continuent à faire ce choix ne sont peut-être pas toujours si faibles, stupides ou irresponsables que ne veulent le faire croire ceux qui les accablent de taxes et d'interdictions ?

lundi 27 septembre 2010

Liberté d'expression et opinion dominante

Il serait instructif de mesurer le temps que les grands médias d'information consacrent à diffuser, analyser, décontextualiser, interpréter ou s'indigner des dérapages verbaux des personnages publics. "Woerth a osé parler de lapidation pour qualifier l'attention dont il est la cible", "Sarkozy a prononcé douze fois le mot guerre dans son discours de Grenoble", "Zemmour a prétendu publiquement que la majorité des trafiquants étaient noirs ou arabes", "L'évèque d'Amiens fait le parallèle entre les expulsions de roms et les rafles de la Deuxième Guerre Mondiale", etc. Combien de précieux temps d'antenne a-t-il été gaspillé en débats, en chroniques, en réactions de toutes sortes à des déclarations de ce genre ? En cessant de se cantonner aux derniers mois, il serait possible de multiplier à l'infini les exemples. Qui n'a pas déjà eu son mot à dire sur le "kärsher", le "casse-toi pauv' con" ou la "bravitude" ?

Les innombrables critiques de cette course à l'indignation en viennent presque toujours à évoquer une menace pour la liberté d'expression, oubliant un peu vite que la liberté de critiquer les déclarations d'autrui en est une composante essentielle. Même lorsqu'un patron menace de se séparer de son employé pour avoir tenu des propos jugés inacceptables, la liberté d'expression n'a pourtant rien à y redire : l'employé reste libre de s'exprimer, et la liberté d'association assure à toute personne à laquelle il serait lié la possibilité de se désolidariser de lui, ce qui se justifierait particulièrement si des propos tenus en public risquaient de nuire à l'image de leur association commune. On oublie trop souvent que la liberté d'expression n'équivaut pas à un droit à l'expression, qu'elle ne régit que les rapports entre l'individu et le pouvoir et que ce dernier, s'il ne peut contraindre personne à se taire, ne peut non plus forcer quiconque à écouter, à apprécier ou à rester sans réaction.

En toute cohérence, l'amoureux de la liberté est forcé de reconnaitre que, malgré toute l'aversion que lui inspirent pêle-mêle la bien-pensance démagogique, le climat terrorisant de pensée unique ou l'étroitesse du débat public, il ne peut les combattre sur le terrain du droit. Qu'il s'en réjouisse ou s'en indigne, il doit bien admettre que, comme pour toute autre liberté, elle s'accompagne d'une responsabilité et de l'obligation du respect des libertés d'autrui qui, comme je vais te le montrer, limitent son usage débridé, formant en quelque sorte des garde-fous. Et comme leur nom l'indique, ces garde-fous tendent à nous confiner dans le faisceau de l'opinion dominante.

Le plus contraignant des garde-fous aux excès de la liberté d'expression n'est autre que le droit de propriété. Tout propriétaire, ou mandataire, d'un terrain peut révoquer son invitation envers celui qui exprime chez lui des propos qui lui sont désagréables. Mais surtout, tout propriétaire de média peut sélectionner ce qui rentre ou non dans le cadre de sa ligne éditoriale, et ce d'autant plus qu'il est plus soumis au second rempart : le manque de place, ou autrement dit la rareté. Le caractère limité du temps du consommateur de médias (et encore plus du temps qu'il choisit de consacrer en priorité à cette activité) implique qu'on ne peut donner de visibilité qu'à une portion congrue de l'information. Bien sûr, chacun est libre d'aller clamer son message au coin de la rue ou, comme moi, d'ouvrir un blog inconnu pour le crier au vide intersidéral de l'interweb, mais son impact sera évidemment bien différent s'il arrive à se blottir entre les colonnes du Monde.

Enfin, le troisième et sans doute le plus actif des garde-fous n'est autre que la responsabilité. Je ne parle pas ici du sens pénal du terme : si la liberté d'expression est bien instituée – ce qui, essentiellement du fait des lois mémorielles, est de moins en moins le cas dans ce pays – personne ne doit pouvoir être inquiété pénalement pour le contenu de son message. Je parle d'une part de la responsabilité civile, quand le message exprimé viole directement un engagement contractuel accepté précédemment par l'individu (devoir de réserve, accord de confidentialité...) ; d'autre part de celle qu'inspire l'impact du message sur les relations de l'émetteur avec des tiers. Il s'agit des foudres ou des jugements de ceux avec qui on est en relation, future ou actuelle, professionnelle ou personnelle, superficielle ou essentielle. Bref il s'agit de sa réputation.

C'est sans doute ce dernier point qui, pour le meilleur ou pour le pire, constitue la plus grande force d'attraction du noyau des opinions dominantes – de la pensée unique comme on dit souvent sur un ton qui laisse penser qu'il s'agirait de quelque chose de nouveau –, particulièrement en matière morale où les désaccords sont presque toujours vécus comme des agressions. C'est lui qui est à l'origine de "l'auto-censure" ou de la "censure commerciale", qu'il semble de bon ton de dénoncer face à un micro branché dès qu'on aborde le sujet. Pour une raison que j'ignore, notre époque, apologue immodéré de la modération, semble bouder ce mécanisme régulateur spontané et non-violent.

Fort heureusement, ces garde-fous ne sont pas des remparts infranchissables. Il est presque toujours possible pour un élément de message – idée, théorie, énoncé, récit, jugement moral ou esthétique – intéressant ou original de dépasser ces filtres pour, ne serait-ce qu'un instant, alimenter le grand jeu de la sélection sociale qui nourrit l'évolution de la connaissance, des goûts et de la morale des sociétés humaines. Car c'est là la grande fonction, et la plus puissante justification de la liberté d'expression : soumettre au jugement critique et sélectif des esprits les éléments d'opinion candidats à la formation de l'opinion dominante de demain. C'est aussi ce qui en fait une des premières cibles des régimes autoritaires qui cherchent à imposer un idéal commun prédéterminé.

N'oublions d'ailleurs pas qu'en sus de la pensée unique, qu'on dénonce généralement pour la très exposée communauté médiatique et politique française, il existe autant d'opinions dominantes que de communautés humaines, de la scène électro nantaise à la branche alsacienne de ma propre famille. Elle peut se manifester à chaque fois dans une infinité de domaines, allant du niveau approprié de familiarité dans les salutations à la qualité qu'on s'accorde à prêter aux derniers films de Martin Scorsese.

Même la plus sérieuse des communautés, et j'aimerais citer en exemple la communauté scientifique qui, sans doute plus qu'aucune autre, a réfléchi à ce problème et tenté de structurer son émission d'information de manière à favoriser l'objectivité, n'a pas su s'affranchir de l'émergence de phénomènes de modes, d'un fonds d'opinion duquel il est très périlleux de tenter de s'affranchir, tant pour préserver sa réputation que ses financements. Suite à la révolution newtonienne, le déterminisme physique a occupé cette place un moment. Aujourd'hui on pourrait citer, sans doute parmi des myriades d'autres, le darwinisme en biologie ou la thèse du réchauffement climatique anthropique.

Si toutes ces opinions dominantes exercent les puissantes forces d'attraction évoquées précédemment, elles suscitent également d'inévitables réactions de rejet. Souvent instinctives et peu constructives, au moins en partie, parfois même abusives, celles-ci jouent un rôle salutaire en émettant une critique et un questionnement, qui motivent la constitution d'alternatives aux opinions dominantes, avec lesquelles elles sont alors mises en concurrence. Émergeront alors des effets de mode, dont certains éléments perdureront parfois, alimentant le fleuve très tourmenté de l'histoire des idées, des arts, des sciences et des mœurs.

C'est d'ailleurs le point auquel elle encourage ce processus qui caractérise une société ouverte. L'exaltation de l'originalité, de la pensée critique, de la diversité et de la concurrence y favorise l'émergence d'opinions nouvelles, tandis que la libre association y promeut l'expérience et la sélection par abandon ou imitation de modèles rivaux. L'alternative, à savoir la société conformiste, rassemblée autour d'un idéal universel prédéterminé, conservateur ou progressiste, n'a jamais su verrouiller ce processus suffisamment pour se conformer pleinement à son modèle, et c'est tant mieux. C'est malheureusement la chimère qu'on sent poindre derrière l'incantation perpétuelle d'un très abstrait idéal républicain, ressassé à toutes les sauces en France, récupéré par tous les bords et dans tous les milieux. C'est dire s'il est creux.

mardi 24 août 2010

Cynisme et capitaliste

Le capitaliste est constamment la cible d'accusations de cynisme (dans le sens "enfoiré insensible", pas "clodo nudiste et branleur"). Non seulement il fait du profit, mais en plus il est prêt aux pires manipulations pour y parvenir : il cherche à limiter ses coûts, et donc la richesse qu'il redistribue à ses employés, fournisseurs ou prestataires de services ; il veut vendre le plus cher possible et donc extorquer la propriété de ses clients ; pire encore, il manipule les esprits avec de la publicité.

Plus important sera le problème auquel, moyennant compensation, il propose une solution, plus on lui reprochera son cynisme d'oser s'enrichir sur les malheurs qu'elle permet de surmonter. Plus sa solution sera efficace et peu coûteuse, plus elle se répandra, plus son profit augmentera, plus les bienfaits que son industrie aura répandus parmi les hommes s'imprimeront dans les mœurs comme la norme, et plus on le blâmera pour le sort de ceux, de plus en plus rares, qui n'ont pas encore les moyens d'y accéder. Voilà bien le cynisme du bourgeois que d'oser demander une contrepartie pour des biens qu'il possède en excès à ceux-là mêmes qui souffrent pourtant déjà bien assez du malheur de ne pas en avoir pour eux-même.

Pourtant un tel cynisme se retrouve chez tout être humain qui survit, c'est-à-dire qui pratique une activité économique quelconque : échange ou production. Que je sache, toi qui me lis, tu demandes bien une rémunération pour le travail que tu fournis. Quand bien même tu vivrais uniquement de donations ou de subsides, encore faut-il que tu acceptes le fait que l'argent que tu reçois est pris à quelqu'un d'autre. Quand tu choisis d'utiliser cet argent pour te payer un restaurant ou un cinéma, au lieu d'en faire un don qui pourrait éclairer le quotidien de gens nécessiteux, ne te comportes-tu pas toi aussi en implacable cynique ?

"Ha mais c'est qu'il faut bien vivre quand même. Le peu que j'ai, je peux bien le garder."

Vivre ? Mais te limites-tu vraiment au strict nécessaire à ta survie ? Si tu me lis en ce moment, il y a toutes les chances qu'entre ton foyer chauffé, ta voiture qui te permet de traverser le pays en une demi-journée, les milliers d'opportunités de distractions offertes par ton seul ordinateur et la qualité de soin à laquelle tu as accès, tu disposes de plus de richesses que les plus grands monarques absolus en leur temps. Dans tout ça, qu'est-ce qui est vraiment nécessaire à ta survie ? En ne t'y cantonnant pas, en exigeant des autres plus de richesse que tu n'en as réellement besoin, en ne redistribuant pas par toi-même tout ce qui te rend plus riche qu'un autre, lui conférant donc le statut de plus pauvre, n'es-tu pas d'un cynisme, sinon de même grandeur, au moins de même nature que ce capitaliste que tu abhorres ?

Toute activité économique implique de demander un paiement pour pouvoir perdurer, que ce paiement soit volontaire ou forcé par l'impôt, payé par ceux qui profitent du service rendu ou par des tiers qui, généreux ou contraints, contribuent à le financer en nourrissant ceux qui le produisent, en leur versant un salaire ou en leur destinant une rente. Si on attend de l'activité en question qu'elle se développe, il faut lui permettre d'accumuler plus que les dépenses qu'elle n'engendre. Si l'on veut que des êtres imparfaits et partiaux se consacrent à un tel développement, il faut qu'ils puissent en tirer un profit proportionnel. Enfin si l'on souhaite que cette entreprise soit favorisée à mesure du service que le peuple estime qu'elle lui rend, il faut laisser à chaque individu qui le compose la liberté de payer le prix qu'il veut au producteur dont il estime qu'il lui rend le meilleur service.

S'il est cynique de rechercher son propre intérêt, alors l'humanité devra tolérer d'être bien malheureuse pour se passer de cynisme. S'il est cynique d'accepter de jouir d'un profit qu'on a accumulé en mettant à la disposition de ses contemporains un produit qui leur apporte un bien-être suffisant pour qu'ils préfèrent l'acheter plutôt que de conserver leurs autres richesses, alors de quoi n'est-il pas cynique de jouir ? Est-il plus cynique de profiter égoïstement de bienfaits dont d'autres sont privés, ou de vouer l'humanité à l'abnégation dans l'attente d'une chimérique égalité ?

Le cynisme d'un seul patron d'entreprise automobile qui, guidé par sa cupidité, a permis à des milliers de personnes de voyager, de se rendre à leur lieu de travail, de gagner du temps de vie à consacrer à leurs loisirs égoïstes, ce cynisme-là vaut mieux que toute la sollicitude des braves boboïdes qui pleurent à chaude larme devant leur téléviseur, en s'infligeant le spectacle d'une misère contre laquelle leurs bonnes intentions restent largement inefficaces. Pour ce qui est de triompher petit à petit de la misère humaine et de faire avancer le progrès, aucun instrument n'a encore donné de meilleurs résultats que le capitalisme le plus cynique.

dimanche 6 juin 2010

Le péché originel du féminisme

On a souvent présenté abusivement les féministes comme des bouffeuses de bonhomme, aspirant plus ou moins secrètement à l'avènement d'un monde d'amazones préservé du genre masculin. En réalité, malgré toute la rancœur qu'elles entretiennent à l'égard de l'oppresseur phallocratique séculaire, les féministes considèrent généralement que, dans l'idéal qu'elles défendent, nous autres mâles sommes susceptibles de leur être utiles, et même agréables. Non, malgré tous ces siècles d'exploitation, elles ne réclament pas une vengeance qui inverserait la balance l'injustice, mais justement l'équilibre par l'égalité des conditions entre les deux sexes, et donc entre tous les individus les composant. Au final, le féminisme moderne est un communisme comme les autres. Mais outre l'aspect foncièrement utopique de sa démarche, son erreur fondamentale provient sans doute de la place prépondérante qu'il accorde à une chimère issue de son seul fantasme, et malgré tout désignée comme objectif à imposer.

Le socle de la pensée féministe consiste en son rejet axiomatique de l'image traditionnelle de la femme, envisagée, sinon comme facteur, au moins comme symbole de sa soumission. Il ne peut en soutenir qu'une image dépouillée de tous les attributs coutumiers de la féminité. Il ravale la beauté au rang d'une non-valeur, considérant son exhibition comme un insupportable abandon de toute dignité. Tenir son foyer ou cuisiner pour sa famille ne sont pas les moindres des renoncements qu'il ait à dénoncer. Aujourd'hui, c'est même le principe de la maternité qui est attaqué par toutes les Elisabeth Badinter de la planète.

Au final, ce n'est pas de l'homme que les féministes cherchent à se débarrasser, mais bien de la femme, ou en tout cas de la féminité.

En fait, la réalité de la femme, telle qu'elle a toujours été, est niée comme illégitime et appelée à disparaitre. Non, la femme ne peut pas vouloir être ainsi, et elle ne l'est que par la volonté de l'homme, qui l'a asservie pour la confiner dans le rôle qui l'arrangeait, lui. On pourrait se dire qu'il se fait une bien triste idée de l'indépendance d'esprit des femmes et de leur capacité, jusqu'ici, à résister à la domination machiste, mais que serait une bonne théorie de l'exploitation sans son faible gentil et son méchant fort ?

Si prompt à lever les boucliers contre les clichés, même fondés, touchant à la femme, il n'hésite pas à mettre les pieds dans ceux qui concernent les hommes. Par exemple, bien que les femmes se préoccupent globalement plus activement de leur apparence ou de celle de leur foyer, ménage et superficialité ne seront jamais considérés comme leur apanage exclusif ; en revanche il ne voit pas d'objection à ce que le fait que les hommes sont les plus gros amateurs de pornographie ou de prostitution grave dans le marbre ces pratiques comme des lubies 100% masculines. De toute façon, si on le laissait advenir, l'idéal féministe nous débarrasserait bien vite de cette diversité de préoccupations.

Je tiens tout de même à préciser que je ne m'attaque pas ici au féminisme originel. En tant que fervent défenseur de la vraie égalité, l'égalité en droit, je m'associe pleinement à la démarche des suffragettes et de toutes celles qui se sont battu pour que la loi s'applique de la même façon à tous les êtres humains, indépendamment de leur sexe et de leur race. Ce féminisme-là n'est finalement rien de plus qu'un sous-ensemble du libéralisme.

Mais les constitutions libérales ayant, depuis longtemps déjà, instauré cette égalité en principe fondamental du droit, ce féminisme a triomphé. En France par exemple, il ne subsiste à ma connaissance que deux inégalités de droit entre les sexes. La première touche aux congés maternité, et brime autant les hommes que les femmes. En concernant quasi-exclusivement ces dames, cette loi contribue effectivement à les impliquer (les enfermer ?) davantage dans la dynamique de la fonction parentale, tout en défavorisant l'homme qui souhaiterait prendre ce rôle prépondérant dès les premiers mois de la vie de son enfant. La seconde injustice, nettement plus grave, est à l'avantage des femmes qui, avec la mouture actuelle de l'accouchement sous X et le jeu des pensions alimentaires, sont les seules à pouvoir décider d'abandonner leur enfant, interdisant non seulement aux hommes d'en faire autant, mais les privant même du moindre recours pour seulement contacter leur progéniture dès lors que la mère a opté pour l'abandon.

Maintenant qu'il a atteint sa cible, le féminisme est mort. Ce qu'on nomme aujourd'hui féminisme, c'est autre chose, qui en a usurpé le nom sans même en revêtir un propre, me forçant à ces laborieuses circonlocutions, s'appropriant déloyalement le mérite d'une noble cause.

Ce courant nous vient encore de la gauche qui, comme de coutume, ne prospère qu'en accentuant les antagonismes entre groupes d'êtres humains différents (on lui doit d'ailleurs tellement de ces usurpations lexicales, égalité, solidarité et tant d'autres ayant subi des travestissements analogues sous la plume des mêmes idéologues). Variante de son cousin économiste le socialisme, né de et pour la contradiction, le féminisme a construit son idéal sur la seule opposition intellectuelle à l'image traditionnelle de la femme. Ainsi la femme du féminisme, à l'instar de l'homme nouveau du marxisme, n'est-elle qu'une création chimérique décrétée comme aboutissement inéluctable d'une histoire dont ses théoriciens prétendent entendre le sens, sur la seule base d'une spéculation intellectuelle dépourvue de fondement concret ou raisonnable.

Et comme pour le marxisme, la cruelle réalité continue de se rebeller contre la perfection onirique de ces aimables vues de l'esprit. La femme, même libre et égale à l'homme face à la loi, s'obstine à s'attacher à sa maternité, à son foyer, à son couple. La libération sexuelle n'a pas suffi à anéantir l'esclavage marital. Les jeunes filles en sont revenues, et s'engagent spontanément de plus en plus tôt dans des relations durables. Elles sont encore nombreuses à préférer aller chercher les enfants à l'école plutôt que de jouer leur carrière sur des heures supplémentaires que leurs maris continuent d'effectuer plus massivement. Même indépendantes et célibataires, elles tiennent à rester belles, à rêver devant les magazines de mode et à chercher le prince charmant sur Meetic, si possible assez viril et entreprenant, capable d'autorité et bien placé socialement. Elles continuent à s'orienter massivement vers les formations traditionnellement féminines – santé, lettres et sciences humaines – laissant majoritairement aux hommes la physique, l'informatique, la bâtiment ou la politique.

Certes le dur labeur de propagande des féministes n'a pas été complètement vain, et il existe une population féminine qui se reconnait volontiers dans cet idéal. Certes tout un corpus de justifications idéologiques s'acharne à blâmer la seule domination phallocrate pour les libres choix de ces autres femmes, trop stupides ou faibles pour saisir la portée émancipatrice du mouvement progressiste. Mais cette conception arbitraire de ce que doit être la femme ne pourra guère gagner en crédibilité tant qu'elle demeurera incompatible avec la seule revendication authentiquement féministe : c'est à chaque femme, prise individuellement, de décider pour elle-même de la personne qu'elle veut être et des moyens qu'elle est prête à déployer dans cette perspective. Quand bien même le féminisme moderne aurait réellement deviné la nature profonde de la féminité, il est exclu qu'il puisse la légitimer s'il ne parvient pas à l'imposer autrement que par l'adhésion spontanée des innombrables intéressées. Il en est encore très loin.

dimanche 21 février 2010

Culte de l'action

Tout le monde s'accorde plus ou moins à reconnaître que, si elle n'est pas traduite en action, la pensée seule est stérile.

Là j'ouvre quand même une parenthèse pour rappeler que, si je m'apprête à acquiescer pour la rhétorique, je ne suis absolument pas d'accord. Exercice intellectuel, branlette de mammouths et sodomie de drosophiles peuvent se révéler des occupations passionnantes, ce qui suffit, au moins à mes yeux, à les qualifier de fins en soi. Et dans la mesure où ils ne sont pas moins distrayants pour ceux qui s'y adonnent, ni une réflexion sur l'influence du stoïcisme dans les considérations morales de Nietzsche, ni un débat autour du lien entre mondialisation et communautarisme ne me paraissent plus stériles qu'un atelier poterie, une partie de foot, un trekking dans l'Himalaya ou encore une soirée télé devant la méthode Cauet.

Bref, admettons avec les pragmatiques que seule la perspective de l'action justifie le temps qu'on perd en réflexion. Certains ne peuvent visiblement pas se contenter de cet aphorisme fort acceptable, et semblent devoir le radicaliser, allant jusqu'à prêcher la vanité de la réflexion en ce que j'aime appeler le culte de l'action. Parfois, il s'agit de militants radicaux déjà tellement embrigadés par leur cause qu'ils considèrent qu'y réfléchir est contre-productif, que le travail de pensée a déjà été effectué par les leaders et penseurs à la tête du mouvement et qu'il n'y a plus qu'à servir en bons soldats. Mais il y a aussi ceux qui, conscients de leurs propres limites intellectuelles, trouvent plus confortable de mettre une justification morale derrière leur incapacité à sortir de ce qu'ils font le mieux : agir, par opposition à penser.

Je sais, je force un peu le trait, du coup tu as l'impression que je perds contact avec la réalité et que je me bats contre des ennemis invisibles. Et pourtant, cette tendance du "bouger avant de penser" nous accable quotidiennement de répercussions délétères :
- les lycéens et étudiants qui vont manifester (et dégrader) en masse pour défendre des intérêts qu'ils ne comprennent pas, protestant, tant par bête mimétisme que par une inconsistante rébellion adolescente, contre des politiques dont ils ne font qu'effleurer les tenants et aboutissants ;
- l'exaltation du vote comme devoir citoyen, avec le mantra du vote utile, se concentrant tous deux sur l'action en soi et non le processus de réflexion censé en constituer l'essence ;
- la version active du principe de précaution qui, pour la grippe A comme pour le réchauffement climatique, préconise qu'il faut à tout prix agir à grands frais avant de bien connaître la menace et ses mécanismes, oubliant que le coût de l'action peut être bien supérieur à celui du danger, particulièrement s'il est surévalué ou quand elle est mal ciblée ;
- plus largement le volontarisme politique dans tous les domaines, encouragé par la sanction électorale de l'inaction, comme s'il valait mieux agir à tort et à travers (avec toujours plus de nos impôts) que de ne rien faire (Le "politician sophism" : "We must do something – This is something – We must do this")

Et oui, on doit sans doute au culte de l'action l'escalade sans borne du poids (et de la dette) de nos états, toutes nos plus mauvaises politiques publiques, les grèves à répétition lancées par quelques syndicalistes radicaux et peut-être même une bonne part de notre terrorisme international.

Et le pire c'est qu'on ne peut rien y faire. Moi le premier, je t'accorderai qu'un juste dosage entre action et réflexion préalable, ça ne se décrète pas pour autrui, ça se décide au niveau individuel. Notre seul recours reste de se mettre à l'abri des arbitrages défectueux d'autrui par un régime de liberté, un vrai régime de droit. Et si je t'encourage à y réfléchir autant que tu le jugeras nécessaire, j'espère que nous saurons tous deux, un jour ou l'autre, traduire cette réflexion en action.

samedi 30 janvier 2010

Moulins à vent

Les gros salaires sont à la gauche ce que l'identité nationale est à la droite : des moulins à vent.

L'analogie avec ces polémiques est en effet frappante : comme les moulins, ils brassent essentiellement du vent, et comme les moulins, ils ne sont employés qu'à moudre du vieux grain, pour lever de nouvelles voix.

Mais on peut aussi y voir des moulins à vent dans le sens de Don Quichotte, c'est-à-dire des ennemis imaginaires, des faux problèmes qu'un aveuglement confinant au ridicule laisse occuper le devant de la scène, occultant la dette abyssale, la crise et ses vraies causes ou encore le naufrage annoncé de notre système de retraite. Comme si les vrais écueils ne suffisaient pas, on ne parle que de ces problèmes illusoires qui ne peuvent être résolus, du moins pas sans déployer des moyens colossaux qui, au mieux, n'entraîneront que leurs hérauts à leur perte, et au pire seront nuisibles à toute la société.

Car les "débordements" du débat sur l'identité nationale ou la fuite des cerveaux et des capitaux ne sont que de risibles avatars des cataclysmes qui s'abattront sur nous le jour où les politiques des deux bords décideront de faire sauter leurs moulins à la dynamite. Et quand je vois à quel point le populisme fait recette, j'en viens à me demander si nous en sommes si loin que ça...