vendredi 22 avril 2011

Etat, entre prédation et protection

Une des divergences principales entre libéraux radicaux (libertariens) et étatistes repose sur leurs perceptions respectives de l'Etat. Les premiers insistent sur sa nature prédatrice, tandis que les seconds se concentrent sur ses fonctions protectrices.

Les libertariens rappellent à juste titre qu'historiquement, l'Etat n'est que le produit d'une organisation de la violence et de la prédation, permettant aux prédateurs de s'élever en efficacité jusqu'à un quasi-monopole local en ces matières. En effet, les fonctions régaliennes (armée et diplomatie) auxquelles se limitaient les formes primitives de l'Etat et en dehors desquelles il ne s'étendait guère jusqu'aux derniers siècles, sont apparues avec l'émergence de classes guerrières dont les moyens de subsistance provenaient du pillage et de l'intimidation. Bien des siècles plus tard, les impôts prélevés par la noblesse féodale n'avaient toujours pas d'autre fondement que l'appropriation et la préservation d'un domaine par la violence et le racket, et leur destination se résumait principalement à la guerre et à la défense. Historiquement, l'Etat n'est effectivement que ce "monopole de l'usage de la violence" par lequel les libertariens aiment à le définir.

L'émergence de ses premières fonctions protectrices, à savoir le maintien de l'ordre et la production de droit public, malgré toutes leurs conséquences positives, doit sans doute beaucoup moins à la mise en pratique d'idéaux de justice par des dirigeants de bonne volonté qu'à la nécessité de s'assurer la soumission des peuples exploités. L'expression "un grand pouvoir implique de grandes responsabilités" n'est pas qu'une maxime de morale idéaliste pour super-héros de bande-dessinée : il s'agit aussi d'une nécessité pratique à laquelle les réalités de l'exercice du pouvoir confrontent constamment les puissants. On en a une parfaite illustration dans les quartiers ou les villes dirigées par les mafias, où celles-ci assoient leur domination en suppléant aux fonctions de maintien de l'ordre que l'Etat n'est plus à même d'y accomplir (souvent parce qu'elles l'en empêchent). Elles monnayent leur protection, arbitrent les conflits entre commerçants et font leur possible pour se réserver l'exclusivité des représailles par la violence. Elles se rendent nécessaires, et donc d'une certaine manière légitimes dans l'opinion, en remplissant une fonction qu'elles se réservent, tout en limitant la possibilité d'émergence, au sein de la population dominée, de concurrents inquiétants dans le domaine de la violence, et donc d'une éventuelle résistance. Les prises de contrôle par les mafias de certains quartiers ou de certaines villes d'Italie ou d'Amérique du Sud sont autant de victoires que remportent des Etats primitifs émergents face aux Etats officiels. Et ces exemples modernes illustrent bien comment, loin d'être en contradiction avec la nature prédatrice de l'Etat, ses fonctions protectrices en sont en fait le prolongement naturel et spontané.

C'est donc un fait entendu : pour les idéalistes qui ne tolèrent pas que la réalité se dérobe à leurs principes moraux, l'Etat est par nature illégitime.

Mais l'institution de la démocratie libérale (je traite ici des démocraties où les mécanismes de vote jouent un rôle décisif et pas uniquement cosmétique) a profondément changé la donne. Avec elle, le maintien en place du gouvernant dépend nettement moins de la force qu'il peut mobiliser à son avantage, et nettement plus de l'image que la majorité a de lui. Le changement décisif qu'apporte le scrutin démocratique est que désormais, la nature prédatrice de l'Etat est employée essentiellement à renforcer, sinon la protection elle-même, au moins l'impression qu'a la majorité qu'il remplit ses fonctions protectrices dans son intérêt.

Comme je l'ai déjà souligné, ce nouveau paradigme n'est pas sans soulever inconvénients et problématiques : capacité douteuse du peuple à constituer ou à choisir de bons dirigeants, écrasement des minorités, loi d'airain contribuant à l'émergence d'une classe dirigeante défendant ses intérêts propres, périls quant à la liberté et au bien-être des citoyens pouvant mener à des régimes encore bien pires que ceux qu'avaient vu émerger la prédation pure et dure, notamment en endormant la vigilance des masses par une indéniable légitimité démocratique. Mais la règle générale veut qu'il reste le plus souvent bien supérieur en pratique au paradigme du pouvoir fondé sur l'intimidation et la violence en termes de liberté, de prospérité matérielle et de bien-être général.

Pour un radical qui aime raisonner en poussant les principes jusqu'à leur extrémité, il est réellement difficile d'imaginer que si l'Etat a un rôle protecteur essentiel, on ne doit pas toujours instaurer plus d'Etat pour plus de protection (d'où le communisme), et inversement, que si l'Etat est par nature prédateur, moins d'Etat ne signifie pas nécessairement moins de prédation (d'où le libertarianisme). Cette opposition est si fondamentale qu'elle cristallise le gros des aveuglements idéologiques du siècle passé, dans un sens ou dans l'autre. S'il y a un point sur lequel le rapprochement idéologique entre droite et gauche de notre époque est louable, c'est d'avoir éloigné ces deux points de fuite pour se concentrer sur une question politique la plus capitale : sous quelles conditions et par quelles mesures l'Etat sera-t-il à même d'user de son pouvoir prédateur pour étendre dans la plus large mesure souhaitable la protection qu'il offre aux individus, sans matérialiser les risques colossaux liés à un pouvoir trop actif ou ambitieux. Et pour répondre à cette vaste question, les libéraux modérés, sans être les seuls aptes à apporter des éléments de réponse, sont sans doute ceux qui pèsent avec le plus de soin les risques et les gains potentiels de l'implication de l'Etat sur des problématiques autour desquelles ils surveillent souvent avec plus d'attention les réponses que la société civile a à offrir.

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