dimanche 29 novembre 2009

Ochlocratie

Voilà ce qui se passe quand on abuse de la démocratie. La Suisse, pays dont le système s'approche d'assez près d'une démocratie directe, vient de voter à une confortable majorité, lors d'un référendum d'initiative populaire lancé par l'extrême-droite, l'interdiction d'ériger des minarets sur les mosquées. Voilà une excellente illustration pour ma thèse du jour : la démocratie électorale, ou raison du plus nombreux, est un mode de fonctionnement politique attentatoire tant à la liberté qu'à l'égalité et au bien-être des individus. Elle nous révèle donc une fois de plus son vrai visage : la dictature de la majorité sur la minorité, où l'arbitraire de 51% (56% en l'occurrence) de la population peut décider de la spoliation des 49% restants.

Depuis l'antiquité grecque, il existe un terme qui synthétise le côté obscur de ce système tant vanté : "ochlocratie". Il définit "la forme de gouvernement dans lequel la multitude, la foule, la populace, détient tous les pouvoirs et impose tous ses désirs", un "règne de la médiocrité et de la vulgarité". La seule chose qui distingue la démocratie (au sens courant) de l'ochlocratie, c'est l'usage que le peuple fait du pouvoir, la vertu avec laquelle il l'exerce. Si on considère, comme on a tendance à le faire dans nos démocraties modernes, que le peuple a toujours raison par essence, l'ochlocratie n'existe pas et la Suisse a eu raison de voter cette interdiction. Si au contraire, comme j'y ai tendance, on considère que seul l'individu a raison pour ce qui le concerne, alors toute démocratie qui ne s'évertue pas exclusivement à garantir les libertés (et une telle démocratie ne s'est encore jamais vue) est ochlocratie.

Comme d'habitude quand j'ai à dénoncer quelque chose qui plaît à la plupart de mes contemporains, je commence par m'interroger sur les raisons qui rendent le système démocratique tellement populaire parmi les masses modernes.
En tout premier lieu bien sûr, la démocratie est considérée comme la seule alternative aux régimes monarchiques, dont les révolutionnaires, républicains et progressistes de tout poil se sont empressés de nous brosser le plus sombre des portraits dès les prémisses de la Révolution.
On – les théoriciens du contrat social, les premiers démocrates libéraux et leur progéniture bâtarde socio-démocrate – nous a présenté le peuple comme une entité à part entière, comme un corps qui doit pouvoir se mouvoir d'une même volonté, soit celle de la majorité des cellules qui le composent. En fait, on nous a implicitement (et sans doute inconsciemment) livré le sophisme suivant : Chaque homme libre doit pouvoir prendre librement les décisions qui le concernent ;
un peuple est un ensemble d'hommes libres ; donc un peuple doit pouvoir prendre librement les décisions qui le concernent. Malheureusement, la liberté ne supporte pas la montée en charge. On ne peut nantir la communauté des droits de l'individu qu'en les lui ôtant, substituant la tyrannie à la liberté.

D'ailleurs la question de l'autorité du peuple pose un véritable problème métaphysique. À l'instar de l'Euthyphron de Platon, qui définit la piété comme ce qui plaît aux dieux, nos sociétés démocratiques assimilent le juste à la volonté du peuple. Mais est-ce parce que le peuple ne veut que ce qui est juste – et peut le traduire en loi par la seule démocratie – ou parce que le juste naît uniquement de la volonté du peuple ? Y a-t-il un droit préexistant à la volonté du peuple, ou découle-t-il de cette volonté ? La poule ou l'œuf ?

J'attire de plus ton attention sur le fait que le vote est systématiquement un acte emprunt d'un fort égocentrisme. En effet, le citoyen qui choisit rationnellement de fournir l'effort de se déplacer à son bureau de vote se trouve fatalement dans un de ces deux états d'esprit :
– soit il se considère plus malin que la moyenne, plus apte que la moitié des autres votants à déterminer la meilleure solution pour l'ensemble de la société ;
– soit il considère son intérêt personnel avant celui de l'ensemble de la société puisque, bien qu'il ne s'estime pas plus compétent que la moyenne, il choisit tout de même de peser sur la décision, nonobstant que ce puisse être nuisible à la meilleure décision pour l'ensemble, prise par plus sage que lui.
Donc, soit le votant ne croit pas à la sagesse du peuple pour se gouverner convenablement – et partant, il ne croit pas à la démocratie – soit il trouve préférable de favoriser son intérêt personnel en contrecarrant la sagesse populaire – et par là démontre la nature perverse du suffrage.
Je t'accorde que la plupart du temps, il n'est tout simplement pas si rationnel, réagissant machinalement à de bêtes pulsions d'imitation ou à des pressions sociales émanant d'individus plus ou moins directement intéressés à son vote. Mais un citoyen qui vote sans même la conscience du narcissisme intrinsèque à son geste est-il vraiment digne de ce pouvoir sur ses semblables ?

Les libéraux ont une approche différente de la démocratie. Pour eux, justice et liberté se confondent. Il n'y a d'autre droit que ceux de l'individu : les droits de l'homme, libertés négatives traduites en interdiction d'agresser la personne ou la propriété d'autrui. La loi ne sert qu'à garantir cette liberté, qui se résume en principes simples (une déclaration des droits ? une constitution ?). À supposer qu'il faille bien un pouvoir public pour faire appliquer ces principes, le rôle du vote populaire se borne à sa surveillance, à la sanction de ses atteintes au droit (notamment au droit de propriété, via l'impôt) et à la liberté des citoyens.

Évidemment, les politiciens de tout bord, soutenus par divers utopistes, ont tout intérêt à faire croire que ce régime vise plutôt à leur attribuer de nouvelles prérogatives, à dépouiller les individus, au nom de la collectivité, de leur droit de faire prospérer leur patrimoine, de consommer ce qu'ils veulent consommer ou encore de vénérer leurs dieux de la manière qu'il leur plaira. C'est sans doute pourquoi on n'a jamais vu de vraie démocratie s'établir durablement. Et sans doute ne disposons-nous guère d'alternative préférable au vote pour l'organisation de sociétés à grande échelle. Mais au moins sachons nous rappeler qu'un peuple fait un piètre dirigeant, et le plus inamovible des tyrans.

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