samedi 22 août 2009

Ouverture d'esprit

Je sais, le thème de cet article peut sembler redondant de celui que j'ai déjà publié au sujet de la tolérance. En effet, ces deux concepts, ouverture d'esprit et tolérance, sont très souvent confondus, à tort. Comme je l'ai déjà suffisamment développé, la notion de tolérance concerne un objet déjà connu, sur lequel on a déjà porté un jugement négatif, et qu'on tolère malgré tout. A contrario, l'objet de l'ouverture d'esprit est l'inconnu.

C'est donc un concept très proche de la curiosité. Celle-ci porte sur l'envie de connaître, de repousser la limite de son ignorance. Ce n'est pas moi qui le dit, mais le Larousse : "Qualité de quelqu'un qui a le désir de connaître, de savoir". D'ailleurs cette acception démontre bien que le lieu commun proverbial la présentant comme un vilain défaut est parfaitement obscurantiste, reposant sur la confusion entre curiosité et indiscrétion, liées sémantiquement par le seul jeu des abus de langages.
L'ouverture d'esprit inclut la curiosité, mais la pousse un peu plus loin : Il s'agit non seulement de chercher à amasser des connaissances, mais aussi d'effectuer un effort de compréhension vis-a-vis de l'objet de découverte. Par exemple, concernant une idée, il s'agit de chercher à comprendre le point de vue qui l'a inspirée, le contexte dans lequel elle est valide, recevable, envisageable. Il en va de même pour un goût, un intérêt, la qualité d'une œuvre d'art, etc.
L'origine de la confusion entre ouverture d'esprit et tolérance provient donc juste de la croyance philanthropique en ce que le premier entraîne le second. En effet, on considère que, comprenant mieux la genèse d'un point de vue, on pourra nécessairement mieux le tolérer. A contrario, j'ai souvent constaté que la prise de conscience de l'ignorance et de la mesquinerie ayant conduit à telle ou telle prise de position me la rendait bien souvent d'autant plus intolérable.
Veillons tout de même à rétablir quelques vérités concernant les propriétés qu'on prête injustement à l'ouverture d'esprit, étendant l'acceptation de son sens au-delà de ses limites.

Premièrement, elle ne présume pas des capacités intellectuelles ou du bagage culturel d'un individu. Il est évident que la compréhension d'un texte de Nietzsche par exemple, n'est pas à la portée du premier venu. Elle demande une étude poussée, une bonne capacité d'analyse et une certaine culture littéraire (sens des mots, à l'époque, pour l'auteur). Le fait qu'un individu ne comprenne pas Nietzsche car certaines de ces qualités ou connaissances lui font défaut ne devrait pas compromettre le jugement que l'on portera sur son ouverture, du moment qu'il fournit un effort de compréhension. Ainsi l'ouverture d'esprit est bien indépendante de la capacité à comprendre.

Deuxièmement, elle ne remet absolument pas en cause l'esprit critique. Il ne s'agit pas d'opérer une réelle négation de la valeur (ou du beau, du juste, du vrai...) en affirmant que tout se vaut - en effet considérer que tout a la même valeur (beauté, légitimité, vérité...) par essence revient à considérer que rien n'en a, faisant de la valeur une conception creuse qui ne servira à aucune mesure - mais au contraire de pouvoir juger la valeur en connaissance de cause. Il s'agit de réserver son jugement définitif pour quand on aura eu connaissance du sujet.
Au contraire, j'aurais même tendance à considérer (on entre dans le domaine du discutable, mais je doute que tu trouves vraiment à me contredire) que l'ouverture d'esprit n'est utile que dans une optique où elle se fait outil de l'esprit critique. En effet, on ne peut prétendre avoir poussé à bout une vision critique de ses propres opinions sans avoir étudié sérieusement les arguments adverses (et vice-versa), sans préjuger d'avance de leur irrémédiable invalidité. L'ouverture d'esprit est donc un outil nécessaire dans toute remise en question visant à démontrer (ou à infirmer) la vérité d'une thèse quelconque.
Cette confusion entre ouverture d'esprit et absence d'esprit critique est fréquemment opérée, avec plus ou moins de candeur, par ceux qui prétendent clore un débat en accusant leur adversaire de fermeture d'esprit au prétexte qu'il ne rejoint pas leur point de vue. Il va de soi qu'une accusation de ce genre n'apporte rien (et certainement pas une conclusion) au débat, dans la mesure où la conception de l'ouverture d'esprit sur laquelle elle repose induit qu'il soit parfaitement judicieux de la renvoyer à celui qui la profère, puisqu'il campe lui aussi sur sa position.

Troisièmement, elle n'induit pas complètement l'inopportunité d'un jugement a priori. Pour peu qu'on ait quelque indice à sa disposition, on peut toujours se forger une opinion provisoire. Par exemple, si je n'aime pas la betterave, et que tu me vantes les mérites de tel plat en m'expliquant qu'il a goût de betterave, je peux te répliquer, sans l'avoir goûté et pourtant sans porter atteinte à mon ouverture d'esprit, qu'il y a de fortes chances pour que ton plat me déplaise. J'aurai donc, pour peu que j'aie des raisons légitimes d'avoir confiance en ton goût et ta parole, un préjugé légitime sur ce plat.
Si je renonce à goûter le plat pour autant, je renonce à ma curiosité - et donc à mon ouverture d'esprit - en la matière. Si je le goûte sans même envisager de remettre en cause mon jugement préalable, je ne renonce pas à ma curiosité mais bel et bien à mon ouverture d'esprit. En revanche, si je suis capable de remettre en cause mon premier jugement pour en dresser un second - conforme ou non au premier : si je n'aime vraiment pas ce plat, ce ne sera pas spécialement faire preuve d'ouverture d'esprit que de le nier, et ça constituera une malhonnêteté intellectuelle - alors je fais preuve d'ouverture d'esprit.
À moins de croire avoir atteint un degré ultime de connaissance, ou encore de renoncer à celle-ci en renonçant à se faire un avis sur les choses, on est bien obligé de se forger ses opinions sur les éléments dont on dispose, et donc sur son expérience limitée. Tant que je n'ai pas goûté le plat, je ne peux baser mon opinion sur lui que sur les informations que tu m'as données. Il reste juste important que je garde à l'esprit la faiblesse des certitudes sur lesquelles repose cette opinion pour estimer au mieux sa probabilité de vérité.
Ainsi l'ouverture d'esprit ne concerne pas l'existence de préjugés chez un individu, mais bel et bien la capacité de remise en question de ces préjugés sur la base de nouveaux éléments.

On pourra donc évaluer le degré d'ouverture d'esprit d'un sujet, non à ce qu'il aime ou pas, non à ce qu'il présume ou pas, mais à ses efforts en terme de découverte et de compréhension. Le problème qui se pose alors, comme avec nombre de concepts abstraits, est de savoir jusqu'où pousser l'ouverture d'esprit et la curiosité sans les nier. Jusqu'à quel point faut-il se consacrer à l'effort de découverte (propre de la composante curiosité) et de compréhension (propre de l'ouverture d'esprit) pour ne pas risquer d'en faire une obsession et se fermer d'autres horizons ? Voilà qui restera le volet purement subjectif de l'évaluation de l'ouverture d'esprit.