mardi 18 janvier 2011

FN, libéralisme et socialisme

Assez paradoxalement, le succès à l'étranger du conservatisme libéral des années Reagan/Thatcher a longtemps servi de source d'inspiration aux nationalistes français, même s'ils l'ont toujours mangé à la sauce protectionniste, un peu comme s'ils croyaient que les bienfaits du libre-échange s'inversent par je ne sais quelle magie dès que l'échange se fait de part et d'autre d'une frontière (mais a-t-on jamais entendu parler d'un prix Nobel d'économie d'extrême-droite ?). Ils trouvaient chez les libéraux d'excellents arguments (sans doute plus pertinents que ceux qu'ils auraient pu produire eux-même, au moins en matière économique) pour critiquer l'élite politique et l'extrême-gauche.

Mais c'est fini ce temps-là. La mondialisation a largement rejoint, voire dépassé, l'immigration au palmarès des bêtes noires des frontistes. Finalement ils ne détestent rien plus que les libéraux qui, majoritairement, défendent les deux. Même la gauche traditionnelle a le mérite de les rejoindre dans leur combat isolationniste. Au point qu'ils préfèrent maintenant s'inspirer de l'économie keynésienne, voire marxiste, qui leur fournit des armes contre la mondialisation.

Le discours économique du nouveau FN se rapproche plus de celui du NPA que de l'UMP : nationalisations jusque dans l'industrie, protectionnisme virulent, condamnation de l'UE, sauvegarde du modèle social français contre les coups de boutoir de la mondialisation, anti-sarkozysme omniprésent, grand retour de l'Etat... Si leur programme (actuellement "en cours de réactualisation" sur leur site) rejoint leur discours, celui de 2012 devrait achever de dévêtir le parti des quelques guenilles de déguisement libéraloïde encore portées d'une épaule par Jean-Marie Le Pen pour les présidentielles de 2007.

C'est assez cohérent finalement : ça fait tellement longtemps qu'on baigne dedans que le nouveau conservatisme français c'est le socialisme. La réforme des retraites nous a bien montré à quel point les Français s'arc-boutaient sur un modèle social ostenciblement dépassé, après seulement un demi-mandat d'un président qu'ils avaient pourtant élu pour le dégraisser. De plus, si le socialisme théorique est toujours internationaliste, il devient toujours fortement nationaliste dès qu'on passe à la pratique. Quoiqu'en dise la démagogie d'extrême-gauche tant qu'elle n'est pas installée au pouvoir, chercher à cumuler un système de prestations sociales pléthorique et une politique d'immigration laxiste reviendrait à condamner sans équivoque le premier à l'implosion (même si après suffisamment d'années de socialisme, l'histoire nous montre que la préoccupation principale des gouvernements d'extrême-gauche est plus souvent d'empêcher leur population d'émigrer que celle des autres pays d'immigrer). Là encore, le nationalisme est un socialisme qui sait prendre soin de lui-même. Même concernant l'emploi, les nationalistes sont en plein accord avec la conception malthusienne et statique que les socialistes se font de l'économie. S'il y a une somme de travail fixe à diviser (et à cette seule condition), les 35h créent bien des emplois, les vieux qui partent à la retraite plus tard augmentent bien le chômage des jeunes, la mécanisation et la désindustrialisation génèrent bien du chômage structurel, mais ça veut aussi dire que le travail des femmes et des immigrés supprime des postes pour les hommes français. Les socialistes qui s'obstinent à soutenir les premières de ces propositions sont condamnés à se rendre ridicule en essayant de réfuter les deux dernières auprès de l'extrême-droite.

C'est sans doute l'explication la plus rationnelle aux succès du FN dans la récupération des électeurs de gauche : c'est le seul parti socialiste véritablement honnête et cohérent quant aux sacrifices nécessaires à l'application de son modèle dirigiste. Marine est en bonne position pour réussir mieux que son père à rassembler les nombreux socialistes français qui, après un examen poussé de leur idéologie et de ses implications, continuent malgré tout d'y adhérer.

Le gros tour de force de Le Pen père, c'était d'être parvenu à fédérer aussi durablement les anti-juifs et les anti-arabes dans un même parti sans qu'ils se tapent trop dessus. Ce statut de refuge pour les parias du débat public français fournissait au FN une base de sympathisants suffisamment nombreux pour lui permettre de survivre politiquement, mais guère de s'étendre. L'héritière semble mal partie pour renouveler l'exploit, mais devrait largement gagner au change en ratissant de plus en plus large à sa gauche, surfant sur le discours anxiogène autour de la mondialisation débité d'une seule voix par l'ensemble du paysage médiatico-politique français. PS, UMP, extrême-gauche, écologistes et syndicats, tous ont fait le lit du Front National : leur angoisse réactionnaire partagée face aux bouleversements internationaux, leur absence de propositions visant à armer le pays pour leur faire face, leurs sophismes économiques, l'incompétence des uns et l'angélisme des autres sont largement responsables – bien plus que les pathétiques tentatives sarkozystes de pseudo-débats électoralistes – des succès présents et à venir d'un nouveau FN dont on n'a pas fini d'entendre parler.

lundi 10 janvier 2011

Le paradoxe du choix

Ce soir, avec rien de moins que 5 ans de retard, j'ai découvert une passionnante conférence de Barry Schwarz, un chercheur en psychologie développant ce qu'il appelle le "Paradoxe du choix" (disponible ici avec sous-titres). Il y remet en cause avec des arguments fort convaincants ce qu'il présente comme le dogme des sociétés occidentales modernes et qu'on pourrait résumer par cette équation : plus de choix = plus de possibilités de trouver ce qui nous convient le mieux = plus de bonheur. À moins que tu ne me lises pour la première fois, tu auras reconnu dans ce "dogme" non seulement une idée que je partage, mais encore le fondement même de ma morale et de mes réflexions personnelles, et tu comprendras donc que je m'y attarde.

Son attaque se décompose en trois arguments tout à fait plausibles, dont je ne doute pas qu'en scientifique compétent, il les a dûment démontrés par des expériences qu'il relate sans doute dans son livre sur la question. Ces trois arguments sont :
– Faire un choix représente un effort en temps, en réflexion, en recherche d'informations, qui augmente avec le nombre de possibilités à départager. Plus de choix implique plus de perte de temps, voire d'argent, ainsi qu'un accroissement des préoccupations.
– Avoir conscience d'avoir eu le choix entre plusieurs opportunités (par exemple un séjour à la plage et un autre à la montagne) fait qu'on a tendance à regretter celles qu'on a écartées et à moins profiter de ce pour quoi on a opté, avec pour résultat qu'on est finalement moins heureux que si on n'avait jamais eu le choix. Pire, puisqu'on ne peut pas blâmer les circonstances, on doit porter la responsabilité fort déprimante d'un acte de choix qui, en nous fermant certaines portes, nous éloigne fatalement de nos espérances, de l'image mentale qu'on se fabrique d'un idéal rassemblant les avantages de toutes les possibilités sans forcément réaliser leurs inconvénients.
– Ces deux effets font que l'abondance de choix implique un coût (coût de production du choix dans le premier cas, le second représentant ce que les économistes appellent un coût d'opportunité) et suscite des appréhensions, ce qui produit un effet paralysant. De fait, on a tendance à repousser le moment du choix comme on repousse une tâche fastidieuse, voire même à l'éviter carrément (le chercheur cite en exemple le constat d'entreprises où, plus le nombre de plans de retraite offerts est élevé, moins il y a d'employés qui finissent par en souscrire un).

Je dois pour ma part avouer que j'y retrouve un embarrassant récit de mon indécision quasi-pathologique, me poussant, après maintes hésitations, à ne choisir entre plusieurs voies presque que celles dont j'estime qu'elles me fermeront le moins de portes pour des choix futurs, que je devrais pourtant deviner tout aussi déchirants. Même sans atteindre cette extrémité, je ne doute pas que tu n'auras toi-même aucun mal à reconnaitre dans ces mécanismes une description de bien des aspects de ta vie quotidienne.

S'il convient qu'avec un plus grand choix, on est nécessairement plus à même d'opter pour la meilleure option (choisir le meilleur jean), le professeur Schwartz défend qu'on en sera malgré tout plus malheureux. Il va même plus loin en déclarant que les effets négatifs de l'excès de choix sont sans doute un facteur majeur de la profusion des dépressions dans les sociétés modernes. Il reconnait, prenant l'exemple des sociétés pauvres, qu'il y a certains niveaux où c'est le manque de choix qui guide le désespoir, et en déduit qu'il doit y avoir un niveau intermédiaire de choix amenant à une optimisation de Pareto, améliorant la satisfaction générale. Enfin, après tant de réflexions passionnantes, il se perd regrettablement à conclure qu'une redistribution des richesses à l'échelle mondiale apporterait plus de bonheur des deux côtés, comme si, conformément à une idée fausse malheureusement trop répandue, les mécanismes apportant plus de choix (soit plus de prospérité matérielle, de développement et de liberté) avaient jamais fonctionné suivant ce genre de principe de vases communicants.

En laissant de côté cette dernière assertion bien regrettable, je t'étonnerai sans doute en t'avouant que je ne conteste aucune de ses conclusions. Mais avant que tu t'imagines que j'ai retourné ma veste, je vais t'expliquer pourquoi, malgré l'aspect paradoxal de cette association, je les juge parfaitement compatibles avec le paradigme du choix, qui constitue le fondement de la démocratie libérale, et à travers elle de la civilisation occidentale moderne.

Pour commencer, Schwartz oppose l'excès de choix à une situation initiale où les alternatives sont limitées naturellement par des circonstances contingentes, et non par la volonté de qui que ce soit. Et effectivement, nous n'avons aucun mal à nous passer de biens ou de services n'existant pas encore (un téléphone portable hier, un téléporteur aujourd'hui) ou quand une rareté naturelle nous en augmente le coût d'accès au-delà du raisonnable (pour un original de Rembrandt par exemple), bref quand nul autre que l'ordre naturel des choses n'est à blâmer pour un manque que, de fait, nous ne ressentons souvent même pas. En revanche, la frustration que nous ressentons est toute autre dès que la responsabilité de la limitation dont nous souffrons peut être attribuée à une volonté extérieure, comme un videur de boîte de nuit ou, pire, une hypothétique police du libre-choix. Je suis convaincu que mes grands-parents, même enthousiastes face aux avantages du téléphone, étaient plus à l'aise quand l'offre s'y résumait à trois couleurs de combinés filaires ; je suis disposé à accepter que l'élargissement pléthorique de nos gammes de téléphones portables ait finalement causé plus de frustration que de plaisir même à mes contemporains les plus passionnés de nouvelles technologies ; en revanche, si on annonçait demain à ces mêmes passionnés que le prochain Androphone ne sortira pas à cause de mesures limitatives visant à leur imposer un moindre choix "pour leur bien", je serais très étonné que leur niveau de frustration et de mécontentement soit diminué en quoi que ce soit. Or contrairement au socialisme, qui proposait d'instaurer rien de moins que la "liberté réelle", ou capacité illimitée notamment dans le domaine matérielle, le paradigme libéral intègre tout à fait la limitation du choix liée à la rareté des ressources ou des opportunités. Celle qu'il combat, c'est la limite arbitraire imposée par la violence ou par un pouvoir trop zélé.

En fait, la défense libérale du libre-choix a le plus souvent insisté, au-delà de ses avantages intrinsèques, sur la dénonciation de l'engrenage des dérives liées au pouvoir qu'on armerait pour le limiter. Même si le constat dressé était que le choix est nuisible (ce qui n'est pas le cas, à plus d'une simple nuance près), il ne répondrait à aucune des questions cruciales concernant sa limitation. Comment définir quelles possibilités de choix seront écartées et lesquelles seront laissées à une population d'individus dont les goûts et surtout les besoins diffèrent, et sont de plus variables dans le temps ? Qui serait habilité à arrêter ces choix ? Par quels moyens ? Par quelle autorité ? Pour quelles populations ? Comment être sûr que ces limites seront bien établies dans dans le but d'optimiser le bien-être des personnes visées ? Si l'on peut définir qu'elles ne le sont plus, comment réagir face à ceux qui auront obtenu le pouvoir de contrôler nos choix ? Comment mesurer ce bien-être à l'échelle d'un individu, puis comment agréger cette mesure à l'échelle d'une population ? Comment éviter que ces limitations empêchent l'émergence de solutions qui auraient été encore plus satisfaisantes pour tout le monde ? Après avoir retourné ces questions dans tous les sens (je te renvoie pour cela à ce bon vieux Hayek), voire même mené plusieurs expériences potentiellement désastreuses, malgré la bonne intention qui les aura vu naitre, après avoir risqué toutes les tyrannies, même les plus démocratiques (on ne rappellera jamais assez qu'Hitler a été élu très largement au suffrage universel), rien dans la théorie du professeur Schwartz ne nous laisse penser qu'on ne retombera pas sur cette bonne vieille conclusion, à l'origine de la conception de la liberté que se fait la démocratie libérale, que la meilleure solution reste de laisser les individus écarter eux-mêmes certains choix, se dicter leurs propres règles pour limiter leurs conduites au-delà du cadre du droit (contrats, conventions ou simplement discipline intérieure), voire même se choisir leurs propres maitres (professeurs, patrons ou gourous) s'ils veulent qu'on limite leurs choix pour eux.

D'ailleurs, d'après l'éconoclaste (qui, partant du bouquin original et non de la conférence qui le présente, n'y voit pas non plus d'objection à une extension des alternatives dans le domaine scolaire), Schwartz lui-même avance que les individus mettent spontanément en place des stratégies pour simplifier leurs choix. Même face à 100 produits analogues au rayon dentifrice, le consommateur n'y passe pas plus d'une minute et n'en perd pas le sommeil pour autant. Cette auto-discipline se retrouve aussi dans le monde des entreprises qui, de tout temps, n'ont pas attendu les lois parlementaires pour mettre en place des guildes réglementées, des standards industriels, des chartes de bonne conduite, des labels de bonnes pratiques, et autant de structures présentant le double avantage de limiter les opportunités de choix couramment examinées à ceux reconnus comme les plus efficaces, tout en offrant un cadre suffisamment souple pour permettre l'émergence spontanée de nouvelles solutions encore préférables. Contrairement à ce qui est allégué dans la conférence, les spécialistes du marketing n'ont d'ailleurs pas négligé notre résistance à l'excès de choix. L'exemple le plus flagrant en réside sans doute dans le succès de l'iPhone qui, non content de rassembler de nombreux choix d'appareils (MP3, photo, internet, téléphone, etc.) dans un modèle unique, s'est aussi démarqué en imposant aux milliers de développeurs de ses applications des principes tels que celui d'une interface dégagée et intuitive, le plus loin possible d'une lourde configuration riche en nombreux choix coûteux pour l'utilisateur. La recette des systèmes informatiques couronnés de succès, de Windows à Google, semble être de toujours encadrer les actions des utilisateurs via une interface simple tout en offrant un maximum de souplesse dans les possibilités d'évolution.

Dans une autre conférence donnée plus récemment au TED, Schwarz va d'ailleurs jusqu'à défendre sans ambiguïté la thèse qu'un cadre souple, laissant libre champ aux initiatives spontanées et innovantes, demeure préférable à une réglementation rigide limitant les recours des individus. Il tient alors, sans en développer la rhétorique et probablement à son corps défendant, un discours authentiquement libéral. Il ne fait pourtant nul doute, même s'il n'y fait pas mention pendant cette conférence, qu'il a toujours en tête ses vieilles conclusions concernant le choix, et qu'il n'a pas de mal à les intégrer dans une réflexion globale l'amenant à plaider malgré tout la supériorité de la liberté sur la contrainte.

Car finalement, aussi importantes que soient les conséquences négatives pour l'individu de l'excès d'alternatives – et même en minimisant les défenses qu'il développe contre elles, individuellement ou collectivement –, elles ne sont rien comparé au potentiel destructeur d'une limitation arbitraire de ses choix. Et aucune limitation ne saurait manquer d'arbitraire si elle n'est pas sanctionnée, en dernier recours, par le choix de l'individu concerné. C'est sans doute là le plus important paradoxe du choix.