Tu as déjà dû remarquer le mépris certain dont fait preuve notre société actuelle face à l'essentiel de ce qui pourrait s'approcher d'une manifestation d'intelligence. Tu as d'ailleurs sans doute participé, dès ta plus tendre enfance, à cette lapidation générale en affublant l'un ou l'autre de tes camarades du dégradant qualificatif d'"intello" par exemple.
J'ai d'ailleurs peine à croire qu'un diminutif du terme intellectuel puisse être ainsi employé comme une insulte sans un certain sens du second degré et une quelconque auto-dérision dénotée, comme souvent dans le cas de celui qui utilise un compliment comme une insulte, d'une conscience aigue de ses propres limites. Et pourtant non, dès l'enfance, l'intelligence est honteuse et avilissante, tantôt mise au rebut ou sujet d'humiliation. Ce n'est pas par jalousie qu'on se moque des intellos, c'est juste comme ça, par cruauté infantile, par les mêmes mécanismes morbides qui poussent les moins bien élevées de nos têtes blondes à se moquer d'un handicapé lorsqu'ils en croisent un pour la première fois.
Heureusement en grandissant ça s'arrange. C'est peut-être dû à la maturité, ou tout simplement au fait qu'on finit par séparer les belligérants. Ceux qui avaient un respect, même lointain et émoussé par les railleries, pour l'intellect et la connaissance, se retrouvent massés dans des beaux lycées généraux et les autres finissent par aller un peu où ils peuvent.
Mais laissons de côté les enfants pour le moment. On leur pardonne trop facilement tout et n'importe quoi pour que je m'acharne sur eux plus longtemps. Ce n'est d'ailleurs sans doute même pas leur faute, mais celle des parents de quelques-uns, à qui je ne peux même pas en vouloir. Quand on passe sa vie à trimer sur des chantiers ou dans des ateliers, il n'est en effet pas aberrant qu'en regardant par la fenêtre des bureaux où des pingouins en costard gagnent trois fois notre salaire en semblant ne rien foutre derrière un bureau climatisé, on développe une certaine rancœur, injuste et mal-placée mais terriblement compréhensible, envers le respect de l'intelligence en général. La transmission de ce sentiment à sa progéniture n'est à mon goût qu'une autre erreur tout aussi compréhensible et naturelle, et cet instinct malsain qui pousse tous les enfants à se précipiter sur le moindre sujet de moquerie qui leur tombe sous la main suffit à faire le reste du boulot.
Non, ma cible du jour n'est pas la descendance de la France ouvrière et prolétaire (c'est sans doute aussi valable pour l'Angleterre, l'Allemagne ou les États-Unis mais je prends les exemples que j'ai sous le nez). Ma cible c'est certains de ces jeunes, sinon de mes amis au moins de ma connaissance, a priori issus comme moi d'une classe sociale relativement aisée.
Pour aider à situer le contexte, je dois dire que ton serviteur, peut-être par réaction contre la tendance actuelle, due aux messageries Internet et autres blogueries, qui nous pousse à écrire comme on parle, cherche plutôt à tenter de parler comme il écrit. Cette saine prétention, car un peu d'originalité n'a jamais fait de mal, surtout quand il s'agit de traîter avec le peu de dignité encore dû à son égard notre belle langue française, me vaut couramment de dépasser la limite communément admise dans le vocabulaire courant du français moyen des trois syllabes par mot.
Bref, pour avoir osé employer autour d'un feu sur une plage le terme vaguement scientifique de "gravité", voilà que je me vois lancé un "Ho arrête de sortir ta science!". Et les cinq ou six convives présents de rire de moi de concert pour avoir employé un terme un poil trop intellectuel.
Je suis a priori autant qu'un autre la cible de railleries plutôt plus que moins bon enfant (comme c'était d'ailleurs le cas à ce moment) et je ne m'en offusque pour ainsi dire jamais vraiment. Mais voir cette poignée de mes connaissances, tous bacheliers et engagés dans des études supérieures, tous arborant fièrement de beaux vêtements exotiques ou encore de marque dus au seul travail intellectuel du papa commercial ou avocat et de la maman médecin ou professeur, riant oisivement sur la plage grâce aux années d'étude et à la soif de connaissance de leurs fiers géniteurs, d'un signe même lointain et impertinent d'une vague forme d'intelligence, ça m'a profondément affligé.
Ce n'était pourtant pas qu'un seul d'entre eux n'ait pas compris ce que je voulais dire ou un des mots que j'employais. Qu'est-ce donc que ce foutu mépris qui pousse les gens à paraître en société le plus stupides et le moins éduqués possible ? Comment en est-on arrivés à un tel culte de l'ignorance dans une civilisation pourtant bâtie sur la connaissance ?
Évidemment cet exemple n'en est qu'un pris au hasard dans la longue série de ces évènements, qui savent susciter en moi un énervement et un mépris rarement éprouvés par le quasi-philanthrope que je suis (cf Tolérance), où des individus trouvent judicieux, pour se fondre dans la masse, de se faire passer pour encore plus stupides qu'ils ne sont.
Pour citer Desproges, que ça ne dérangera sans doute pas que je pille son gagne-pain de la sorte sans lui attribuer rétribution, maintenant qu'il est aussi mort qu'un poisson qui nage sur le dos : "La démocratie, c'est quand Lubitsch, Mozart, René Char, Reiser ou les batailleurs de chez Polac, ou n'importe quoi d'autre qu'on puisse soupçonner même de loin d'intelligence, sont reportés à la minuit pour que la majorité puisse s'émerveiller dès 20 heures 30, en rotant son fromage du soir, sur le spectacle irréel d'un béat trentenaire figé dans un sourire définitif de figue éclatée, et offrant des automobiles clé en main à des pauvresses arthritiques sans défense et dépourvues de permis de conduire."
Et bien que la masse des débilitants aille se faire foutre, et avec mes compliments. Ils ne m'enlèveront pas la fierté du peu de savoir et de maîtrise de la langue que j'ai. On ne m'ôtera pas de l'idée qu'il est beaucoup plus glorieux de réfléchir pour faire avancer la connaissance, ou tout du moins apprendre de ce ceux qui l'ont fait, que de marquer des buts sur un terrain de foot, ou de lancer un quelconque trait d'esprit pour se faire mousser dans une conversation. Oui, je suis un intello; non seulement je l'assume mais j'en suis fier, et je t'emmerde.
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