mercredi 28 novembre 2007

Tout le monde se plaint

C'est un des domaines dans lesquels les Français sont particulièrement performants, se plaindre. Je ne sais pas à quel point c'est vrai dans les autres pays, mais tu reconnaitras que nous autres Français sommes extrêmement doués lorqu'il s'agit de trouver un sujet de complainte. On est les champions du monde incontestés de la grève. D'ailleurs qui voudrait contester un titre pareil ? Même les grévistes les plus acharnés clament haut et fort, et peut-être même de bonne foi, ne pas aimer la grève.

Passons outre les professions les plus évidemment admises comme pénibles : maçon, pêcheur, boulanger, docker, infirmière libérale etc. Contentons-nous juste de noter brièvement au passage que ce ne sont d'ailleurs pas forcément ceux qu'on entend le plus se plaindre, tout du moins à la télé et dans les journaux.
Mais va parler de son boulot, par exemple, à un prof. Il t'entretiendra longuement de ses corrections de copie, de la préparation de ses cours qui lui mange toutes ses prétendues vacances, de l'indifférence, du mépris et même de la violence de ses élèves.
Montre de l'intérêt pour son travail à un cheminot, il t'expliquera tout de la pénibilité d'être mobilisable 24h sur 24 pour devoir voyager et parfois rester loin de sa famille, de sa responsabilité quant aux passagers de son train et des accidents de voie qui prolongent un trajet bien au-delà des prévisions.
Un flic te rabâchera ses histoires de pavés dans la gueule et de conflits permanents avec les jeunes des cités, un jeune des cités te sortira le couplet sur les contrôles incessants et les passages à tabac sans raison.
L'artisan ou le patron te détailleront le sens des mots charge de travail, responsabilité, risque et pression, sans doute aussi bien d'ailleurs que le cadre qui ramène chaque soir chez lui des piles de dossiers.
Même les vedettes de sport ou de cinéma se plaignent sans arrêt d'être harcelés par les paparazzi, ou même tout simplement par leurs fans.
Je m'arrête là pour l'instant, mais je me porte garant du fait que, quel que soit le boulot ou la situation, en demandant à la bonne personne, tu recueilleras sans peine toutes sortes de lamentations.

Attention, je te vois encore commencer à mal interpréter mes propos. Je ne suis pas en train de dire qu'aucune de ces doléances n'est justifiée, pas plus d'ailleurs qu'elles ne le sont toutes.
Je ne cherche pas non plus à montrer qu'aucun travail n'est plus pénible qu'un autre ou que le boulot pénard n'existe pas. Au contraire, je pense qu'il existe, mais que c'est peut-être la personne capable de l'apprécier qui n'existe pas (ou en tous cas qu'il existera toujours une personne capable de ne pas l'apprécier).

Mais alors comment apprécier la juste pénibilité d'un travail ?
La charge horaire ? Mais 12h d'un travail intéressant ou dérivatif sont-elles plus pénibles que 8h d'un labeur écrasant ? Les deux points de vue semblent se défendre.
La fatigue physique ? Le stress des responsabilités ou d'une sollicitation permanente n'y est-il pas au moins équivalent ? Fatigue physique contre fatigue morale, c'est également un débat épineux qui mérite d'être ouvert.

La plupart des gens pratiquant un travail physique ont tendance à développer un certain mépris pour ceux qui ont un travail de bureau, ainsi qu'à émettre de fortes réserves quant à la pénibilité d'une fonction basée sur des "efforts intellectuels" (le contraire est aussi évidemment vrai mais mon expérience tend à montrer que c'est nettement moins marqué, même si elle est, comme toute expérience humaine, limitée, et donc les conclusions qui en découlent sujettes à caution). Néanmoins, on s'aperçoit bien souvent, chez les ouvriers promus cadres par exemple, que ceux qui passent d'un travail manuel à un "poste à responsabilité", sans composante réellement physique, ont tendance à trouver leur nouveau travail plus fatiguant et en viennent presque à regretter leurs anciennes charges.
Cela veut-il dire pour autant que la fatigue intellectuelle est moins supportable que la fatigue physique ? Ce n'est pas là mon propos pour autant.
Je pense que le principe du "tout le monde se plaint" et sa corrolaire dite du "c'était mieux avant" sont pour beaucoup dans le résultat de cette évaluation a posteriori des deux types de fatigue. Mais ça tend quand même à montrer que, bien que les deux soient différents, il n'est pas si évident que ça que l'effort physique soit plus dur à fournir que l'effort mental.

On avance aussi souvent comme mesure de pénibilité l'influence sur la santé, avec les malheureusement trop communs maux de dos, problèmes respiratoires, troubles moteurs et autres avaries dues soit au travail en lui-même, soit aux accidents qu'il a suscités.
De même, on s'aperçoit également de plus en plus de l'émergence de certains impacts des fonctions de bureau et de direction : le fameux karoshi, mort subite due au stress des travailleurs japonais ou encore plus près de chez nous les vagues de suicide dans les technocentres français.

Bref tout ça pour dire qu'on dispose à peu près d'autant de moyens de mesurer la pénibilité de notre travail que de raisons de s'en plaindre, mais qu'ils ne sont malheureusement guère plus fiables que nos complaintes.

Et pourtant, quoiqu'on en dise, les situations s'améliorent globalement. Aujourd'hui, les comptables ont un ordinateur, les taxis ont un GPS, le bâtiment a de nouvelles machines, les postes ingrats de travail à la chaîne tendent à être occupés par des robots (ou des Chinois !), les mécaniciens ont affaire à plus d'électronique et à moins de cambouis, les cheminots ne passent plus leurs journées dans le charbon.
La courbe du temps de travail est globalement décroissante sur le dernier siècle (et sans doute sur les précédents) et les conditions s'améliorent petit à petit dans quasiment tous les domaines.
Alors bien sûr, n'éloignons pas pour toujours la critique constructive et l'indignation pour les situations qui restent abusives, mais tâchons de relativiser nos soucis et peines actuelles, par exemple en les comparant avec ceux de nos anciens. On se rendra peut-être compte qu'il n'y a pas tant que ça de raisons de se plaindre, et que, même si tout n'est pas encore pour le mieux, ça va globalement dans le bon sens.

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