samedi 15 décembre 2007

Pirates

Déjà à l'époque de la sortie de l'enregistreur cassette audio, on a beaucoup crié au scandale. Puis est arrivée l'ère des graveurs, où le piratage s'est étendu de la musique au jeu vidéo. On a encore fait couler beaucoup d'encre sur ces malversations qui, même restant marginales, ouvraient des fenêtres bien gênantes au goût des industries concernées. Il faut croire que c'était plutôt à bon escient, dans la mesure où ces évènements préfiguraient effectivement l'avènement du vrai grand ennemi : le téléchargement.
Napster fut le coup de pied dans la fourmilière, chacun pouvait y télécharger gratuitement toute la musique qu'il voulait. C'était aussi l'époque de la naissance de l'ADSL, des premières connections par câble et du forfait AOL illimité. Les modems 56k chauffaient sous la charge des données illégales. Les chiffres d'affaires des maisons de disques restaient sensiblement les mêmes, néanmoins un front de résistance composé d'artistes milliardaires en baisse dans les charts et cherchant un bouc-émissaire à charger pour leur échec partit à l'assaut du réseau pirate. Mais tel l'Hydre de Lerne, du coup tranché de Napster sortirent une multitude de nouvelles têtes. Il était trop tard pour tuer le piratage, et au lieu de l'affaiblir, les artistes lui avaient fait la publicité qui lui manquait pour se répandre partout.
Puis les chiffres des maisons de disques ont commencé à baisser pour de vrai, on a passé toutes sortes de lois mais rien n'a vraiment changé.

Je ne te le cacherai pas, je suis moi-même un gros téléchargeur de musique, dans un milieu musical underground où les labels ferment les uns après les autres et où le piratage est donc assez mal vu. J'en suis même venu à culpabiliser au point de cesser pour un temps presque toute activité de téléchargement musical. Puis je me suis mis à réfléchir et à voir les choses sous un angle tout à fait différent que je vais tenter de te faire partager.

La question de base que je me suis posé est simple : A qui le téléchargement nuit-il ?
Les premiers auxquels on pense sont bien entendu les artistes. Pourtant on oublie trop souvent de préciser que, mises à part les quelques stars riches à millions qui ont eu l'opportunité au cours de leur carrière d'user de leur notoriété pour renégocier avec leur maison de disque un contrat intéressant, les artistes touchent très peu d'argent sur leurs ventes de disque. Et quand on n'a pas affaire à une grosse major-sangsue qui leur offre le choix entre l'anonymat et un contrat de 15 albums presque gratuits, on a tombe sur un petit label honnête qui perd de l'argent sur nombre de ses productions et qui, pour des raisons de survie, ne peut pas se permettre d'offrir aux groupes qui marchent mieux une rémunération au niveau de leurs ventes.
On peut donc considérer que la nuisance apportée aux artistes à ce niveau est assez minime. En revanche, le téléchargement gratuit permet aux gens d'être en contact direct avec la production artistique. Les groupes touchent donc plus de gens qui, même sans avoir acheté légalement leurs albums, deviennent des fans, vont aux concerts, achètent les produits dérivés. Je ne crois pas qu'il y ait eu de statistique sur ce point mais je suis persuadé que les ventes de places et le merchandising ont dû exploser pour bon nombre de groupes pendant que leurs ventes d'albums baissaient. Et un tee-shirt, ça coûte moins cher à fabriquer qu'un album pour le même prix de vente, c'est des sous directement dans la poche des groupes et en plus ça fait de la pub.
Je pense que dans l'ensemble, les artistes, à part quelques multi-millionnaires déjà connus de tous et qui ne sont sans doute pas pour autant tombé dans la misère, ont plus bénéficié de l'avènement du téléchargement illégal qu'ils n'en ont pâti.

Ha oui mais dans les maisons de disque ça fait des ravages. Effectivement, de nombreux labels ferment, les résultats des majors ont largement reculé, l'industrie du disque ne va pas bien.
Mais a-t-on vraiment besoin des maisons de disque ? Je sens que je soulève un point sensible, mais avant de t'indigner et de décider pour de bon que cette fois je dois vraiment être un sale con, laisse moi le temps de développer.
Je suis conscient de l'importance du travail d'un label pour un groupe : s'occuper de l'enregistrement, de la distribution, de la promotion... Mais en a-t-on toujours besoin aujourd'hui ?
Nous vivons une époque où quasiment n'importe qui peut s'équiper, pour un coût parfois même inférieur à celui de ses instruments de musique, d'outils lui permettant de réaliser des enregistrements d'une qualité bien supérieure à ce que rendait du matériel professionnel il y a une vingtaine d'années. Les Beatles ou les Stones ont enregistré leurs albums les plus mythiques sur des 8-pistes magnétiques. On a aujourd'hui, pour quelques centaines d'euros, des enregistreurs 48-pistes numériques avec la possibilité de gérer tous les traitements imaginables via l'informatique. Il n'a jamais été aussi facile et bon marché de produire un enregistrement de qualité.
Quant à la distribution et la promotion, ne peut-on pas tout simplement laisser faire Internet et le bouche à oreille. Si la qualité musicale dans la composition et l'exécution est vraiment au rendez-vous, l'artiste a aujourd'hui à sa disposition des moyens de diffuser sa musique simplement dans le monde entier et pour un coût quasiment nul.

Imagine ça deux minutes : un monde dans lequel l'écoute de la musique serait totalement gratuite, où ce ne serait plus les grosses majors qui imposeraient ses goûts à la populace à coup de promo-bulldozer et de passages radio incessant, où le premier critère de popularité d'un groupe ne serait plus la pub dont il a fait l'objet mais la qualité de son œuvre. On ne paierait plus que pour voir sur scène les groupes qu'on a adoré découvrir gratuitement sur son PC (et il y en aurait sans doute beaucoup plus puisqu'on n'aurait pas à se délester de 15€ par album jusqu'à en trouver un qui nous plaise vraiment).
Ceux qui n'ont pas Internet et les aficionados du support CD ne seraient pas forcément en reste pour autant ; ça ne marquerait pas nécessairement l'arrêt de mort des disquaires. On pourrait facilement mettre en place un système d'albums virtuels, comme c'est le cas pour les billets de concert à l'heure actuelle. Le vendeur pourrait télécharger gratuitement l'album et sa jaquette dans un format prévu spécialement pour une machine à CD qui ressembleraient aux imprimantes à tickets actuelles, continuer à jouer son rôle de conseiller et vendre un produit considérablement moins cher tout en augmentant ses marges. Cela réglerait même le problème des écarts constatés entre la grande distribution et les vendeurs indépendants, que ce soit en terme de marges ou d'ampleur du catalogue.
Un tel monde est totalement accessible et se passerait très bien des labels et maisons de disques. Aussi utiles qu'ils aient été, je ne peux m'empêcher de penser qu'on serait mieux sans eux maintenant que le support est gratuit, que la communication est facile et l'enregistrement bon marché.

Cette réflexion peut aussi s'appliquer à d'autres domaines, comme le piratage des séries télévisées en constante augmentation. Les chaînes qui les produisent n'ont-elles pas intérêt, plutôt que de gaspiller des moyens à faire la guerre au piratage, à proposer elles-mêmes le téléchargement ou un visionnage en streaming haute qualité de ces mêmes séries en y incluant les même publicités qu'à la télé, comme l'a déjà fait la chaine ABC ? Les gens feront vite le choix de supporter trois minutes de publicité plutôt que de passer par le téléchargement illégal, plus difficile d'accès.

Je pense que ce que nous prenons à l'heure actuelle comme du piratage et du vol n'est en fait que l'aube d'une révolution culturelle (pas au sens communiste du terme attention !). Le support virtuel gratuit et l'incessante augmentation des débits de l'Internet libéralisent totalement notre accès à la culture. Tout ce qu'il nous manque désormais, c'est la volonté de supprimer les intermédiaires dépassés et la capacité d'accepter que le gratuit peut, à sa façon et au moins dans ce domaine, générer autant de profits que le tout-payant, et ce pour tout le monde.

3 commentaires:

  1. Intéressant(s) point(s) de vue.
    Il y a quelques détails qui mé font réagir :

    1) Les grosses majors-sangsues :
    Il n'y a pas qu'elles à être des sangsues (ce qui n'excuse rien).
    Si même l'artiste qui est le mieux placé dans les rapports de force ne touche au bout du compte que peu d'argent sur ses ventes de supports (CD, téléchargements, etc.), c'est parce que les plus grosses sangsues sont avant tout l'état (taxes, charges salariales, etc.) et, sans doute plus encore, les distributeurs, qui ont des marges phénoménales.
    LA chose qui fera certainement le plus avancer les profits tant pour les artistes que pour les "maisons de disque" est le téléchargement dit légal, qui en se passant du support physique et de toute la logistique qu'il suppose (fabrication distribution) supprime la plus grosse partie du coût de l'oeuvre musicale.
    Ce n'est pas pour rien que les distributeurs (Virgin Amazon Fnac etc.) se battent bec et ongles pour garder une place sur ce nouveau marché, et que les "majors" mettent tous leurs efforts à développer leurs plateformes de téléchargement en direct.

    2) Les produits dérivés :
    Il est vrai qu'un tshirt ne coute rien ou presque à fabriquer, et est souvent vendu beaucoup plus cher qu'un CD.
    C'est donc une source de profit potentiel particulièrement important.
    Mais l'industrie du produit dérivé est elle aussi la cible d'un piratage bien plus malsain que l'industrie du disque, car ce piratage est organisé (mafieux le plus souvent) et industriel, et n'est que très marignalement le fait d'amateurs (d'amoureux) de la musique et du partage.

    3) Les disquaires :
    Pas besoin de signer leur arrêt de mort, c'est fait depuis longtemps. Moi qui suis déjà bien vieux, je me souviens très bien prendre mon vélo ou mon ciao pour aller acheter ou simplement regarder tout ce qui sortait chez les nombreux disquaires de mon bled de banlieue parisienne. Franchement, il y en avait partout à l'époque, en gros autant que des boucheries ou des quincailleries (ok, eux aussi ont disparu....).
    Qui les a tué ? La "grande distribution", et, très spécifiquement, la Fnac.
    La Fnac est au départ une association (Fédération Nationale d'Achat des Cadres) créée par deux authentiques trotskystes pour "faire des prix" à leurs adhérents. Dans un pur souci de "justice sociale", ils ont ouvert leur petit magasin à qui voulait y faire ses achats, et ont rapidement étendu leurs activités à la vente de disques (les livres, c'est venu bcp plus tard).
    Dans un réel souci de démocratisation de la culture, ils avaient des prix inférieurs de 20 à 30% au marché d'alors, tenu justement par les "disquaires".
    Ca s'est vite su, et ils ont agrandi leur magasin, en ont ouvert un autre, puis un autre etc. et se sont emparé d'une telle part de marché que tous les disquaires parisiens ont bien vite fermé.
    La Fnac s'est étendue de plus en plus, et, une fois que le marché a vraiment été capté... nos trotskystes ont vendu leur affaire, à la GMF qui l'a vendu à d'autres qui l'a vendu à d'autres etc, jusqu'à devenir une pure société industrialocommerciale.
    Et les prix ont commencé à monter, monter... bref maintenant c'est le seul disquaire dans presque toutes les villes où elle est implantée (marché partagé parfois avec Virgin ou qq autres du même acabit), et les prix - et les marges - sont TRES élevés.

    Bref, tout ça pour dire que c'est l'industrie qui tue l'industrie, la distribution qui tue la distribution, et qu'au bout du compte, il y a deux victimes : l'artiste bien sur (mais ça a toujours été comme ça, même si ce n'est pas une raison pour ne rien faire), mais aussi, il ne faut pas l'oublier, le public.

    Le fait que tel ou tel industriel (major ou non) ou tel ou tel distributeur (gros ou petit) coule parfois, ce n'est que la loi du genre (et du marché). C'est inévitable, et c'est normal.

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  2. Je continue et je conclus (c'est con ces commentaires limités à 4096 caractères quand est d'une famille de bavards)


    Les cris poussés par les industriels en ce moment me font marrer :
    certains, beaucoup, souffrent, c'est vrai, mais il en restera toujours.
    Les plus forts (cas de la Fnac entre les années 60 et 90), ou les plus malins (à chacun de trouver sa place...).
    Ceux qui pleurent le font pour leur place personnelle, et n'ont pas grand chose à faire de ceux qu'ils ont écrasé pour arriver là où ils en sont.
    Maintenant que c'est leur tour, ils réalisent la cruauté du jeu.

    Un peu tard...

    Bon, et à part ça, Beatles, ça ne prend qu'un seul T, Manu ! (tu me fais honte des fois....)

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  3. Merci pour pour ces précisions très instructives, particulièrement le petit historique sur la Fnac. Alors si je comprends bien la mort des disquaires français est le fait d'une coopérative trotskiste ayant faussé la concurrence. Kiffant :)
    Mais ça paraît bizarre que ça tienne dans la durée. Avec l'augmentation des marges, le créneau aurait dû se rouvrir pour les petits disquaires avec des prix alléchants, refaisant marcher la concurrence au moins jusqu'à ce que le cycle ait refait un tour.

    Concernant la contrefaçon de produits dérivés, son impact négatif est à relativiser dans la mesure où, à l'instar du téléchargement et même sans doute plus, elle ne touche sérieusement que les artistes, jouissant déjà d'une certaine notoriété, et donc les moins à plaindre.

    Sinon pour assurer le SAV de cet article, à force de me renseigner et de glaner des idées auprès des différents courants libér-(aux|taires|tariens|tistes), j'en viens de plus en plus à remettre en cause le principe même de propriété intellectuelle. J'ai pas encore eu le temps d'aller au bout de mes débats internes sur la question (quand je l'aurai fait, je pense que ça fera l'objet d'un prochain article) mais ça pourrait même m'ouvrir des portes de réflexion sur la propriété privée et me faire virer anar' de gauche :D. Enfin on n'en est pas là et c'est un autre débat, mais qui me paraît assez dans la lignée de la remise en cause de la conception légale actuelle, professionnelle et commerciale, de la création artistique.

    Sinon on pourra sans doute en reparler dans un coin plus approprié que celui-ci, mais pourquoi quand je clique sur ton pseudo j'arrive sur le site d'une agence d'images avec une photo à toi en couverture ?

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