dimanche 29 janvier 2012

Echelles de valeurs subjectives

Tel que je le conçois, et ce n'est pas une idée particulièrement originale, on peut représenter la moralité de chaque personne par une échelle de valeurs. Selon son éducation, son vécu ou son expérience, elle placera plus ou moins haut tel ou tel bien, et plus ou moins bas tel ou tel mal. Par exemple, si je considère que le meurtre c'est mal, mais qu'il aurait été bon d'assassiner Hitler si ça avait pu mettre un terme prématuré à la Shoah, je place le génocide plus bas que le meurtre sur mon échelle de valeurs : le meurtre est un moindre mal.

Presque toujours établie plus ou moins inconsciemment, sans grande rigueur, au gré des émotions du moment, cette échelle n'est pas forcément d'une grande cohérence : il arrive couramment qu'on dénonce "des conséquences dont on chérit les causes". Elle est également extrêmement variable : on reconsidère couramment la position d'un mal ou d'un bien dès lors qu'on y est exposé concrètement, et on considère différemment la lumière du soleil les lendemains de cuite et les jours de pique-nique. Il arrive que l'échelle d'un individu soit organisée rationnellement en système plutôt cohérent et durable, souvent bâti tout entier autour d'une grande cause (liberté, égalité, prestige national, écologie...) ou en opposition à un grand fléau (racisme, guerre, pauvreté, maladie...), suite à un bouleversement personnel ou à une profonde réflexion philosophique. Il existe ainsi de grands modèles d'échelles sur les grandes lignes desquelles beaucoup de gens se reconnaitront, souvent au sein d'une même école de pensée.

Jusqu'ici, rien que de très consensuel. Si je t'expose ma conception banale des systèmes moraux, c'est pour mieux dénoncer trois erreurs récurrentes chez tout ce que le monde compte de censeurs, d'inquisiteurs et de donneurs de leçons de morale (pour info, ceci n'est pas une leçon de morale, mais une leçon d'éthique, en ce qu'elle t'explique comment concevoir la morale, et non pas quelles valeurs adopter).

La première erreur, c'est de considérer qu'il existe une vérité morale absolue, une échelle de référence vers laquelle toutes nos échelles individuelles doivent tendre. Les penseurs et gourous à s'être écharpés pour imposer leur parangon de moralité sont légion, aucun n'ayant jamais réussi à faire l'unanimité, ni même à imposer de consensus véritablement pérenne à une société donnée. Bien sûr, certains maux sont reconnus comme tels et condamnés par presque tout le monde dans presque toutes les sociétés humaines : meurtre, adultère, etc. Mais dans la façon dont ces maux sont hiérarchisés entre eux, et avec les autres valeurs, dans les justifications qu'on trouve pour les tolérer dans certaines situations, il y a suffisamment de variabilité pour réfuter toute velléité de déduction d'une échelle exhaustive et universelle. Si une échelle absolue existe, on ne sait pas encore la départager ses concurrents et l'adhésion à cette idée doit être regardée comme un pari, une profession de foi.

La seconde erreur, qui est presque une corollaire de la première, c'est de considérer que la morale découle de la raison, qu'on peut déduire des valeurs morales par les seuls exercices du raisonnement et de l'observation. J'emprunte cette conclusion, et le raisonnement qui la soutient, à David Hume. L'observation décrit ce qui est, la morale ce qui doit être ; quant à la raison, elle permet de déduire des conclusions à partir d'énoncés. Or, il n'y a rien dans ce qui est qui nous permette de tirer le moindre énoncé concernant ce qui doit être. Sans point de départ, la raison est impuissante à déduire quoi que ce soit dans le domaine de la morale. Au mieux, l'observation et la raison peuvent nous fournir des moyens en vue d'une fin. Mais le problème de la moralité doit contenir au moins une donnée, au moins une valeur (ultime pour les téléologistes, ou fondamentale pour les déontologistes) à partir de laquelle déduire, parmi les autres valeurs et moyens, ceux qui la servent au mieux. Une telle valeur objective n'existant pas, nos fins, notre moralité, ce dont on considère qu'il doit être, sont définis en dernière analyse par nos passions, par opposition à notre raison. Cette dernière n'est alors qu'un outil fournissant essentiellement des moyens, ou fins intermédiaires.

Il n'y a donc aucun lien nécessaire entre intelligence et moralité (sachant qu'une personne donnée indexe couramment la moralité d'une autre sur la compatibilité entre leurs
échelles de valeur respectives). On ne peut pas déduire la stupidité d'une personne en partant des valeurs, subjectives, auxquelles elle adhère, et inversement. Tout au mieux peut-on considérer qu'une personne moins intelligente aura plus de mal à établir et à se rappeler d'une échelle cohérente et solide, la rendant moins prévisible et donc moins fiable. Mais c'est tout aussi valable d'une personne manquant de confiance en elle ou de volonté.

La troisième erreur, c'est de considérer que tout ce qui est mal doit être interdit et tout ce qui est bien obligatoire. On retrouve notamment cet écueil chez les manichéens, qui ont des échelles aplaties en haut et en bas : des biens et des maux indifférenciés, chacun de leur côté. Dans leur cas, l'erreur est évidente et suffisamment dénoncée : on y décèle aisément les lacunes d'une pensée simpliste et les germes du totalitarisme. Le problème, c'est qu'on retrouve aussi ce travers chez des personnalités beaucoup plus subtiles, avec des échelles présentant plus de nuances. Ceux-ci prétendent qu'à partir d'un seuil plus ou moins arbitraire, on peut et on doit s'efforcer d'interdire ce qu'ils considèrent comme mal ou, pire, de rendre obligatoire ce qu'ils considèrent comme bien. Contrairement aux manichéens, ils sont extrêmement dangereux, et parviennent couramment à leurs fins, notamment quand les grandes lignes de leur échelle sont partagées par les décideurs (incluant, dans une démocratie, la majorité de leurs concitoyens).

Notre hypothèse de départ – la diversité des échelles de valeurs – devrait suffire à les discréditer, d'autant plus qu'elle est très couramment admise. Malheureusement, ils profitent du nombre limité d'alternatives permettant de définir un système de régulation morale. Car, face à d'innombrables échelles de valeur incompatibles, il faut bien, si l'on veut pouvoir fonctionner en société, gérer les conflits entre les individus et leurs échelles différentes. Mais il s'agit là d'un sujet à part entière – celui du droit – que je tâcherai de traiter dans un article ultérieur.

7 commentaires:

  1. Excellent post ! Je commente.

    Mais le problème de la moralité doit contenir au moins une donnée, au moins une valeur (ultime pour les téléologistes, ou fondamentale pour les déontologistes) à partir de laquelle déduire, parmi les autres valeurs et moyens, ceux qui la servent au mieux.

    Oui ! Mais plus qu'une. En effet d'un seul axiome on ne peut rien déduire. La déduction elle même implique relativité, interaction, donc plusieurs points de référence permettant son développement.

    Pour construire à minima un ensemble complexe comme l'arithmétique , il faut 8 axiomes.

    Une telle valeur objective n'existant pas, nos fins, notre moralité, ce dont on considère qu'il doit être, sont définis en dernière analyse par nos passions, par opposition à notre raison. Cette dernière n'est alors qu'un outil fournissant essentiellement des moyens, ou fins intermédiaires.

    Plutôt que passion je pense que "expérience" est plus juste, les passions n'en étant qu'une partie.

    Ainsi on peut avoir une morale qui nous oriente vers le "mieux", on peut difficilement qualifier le "mieux" de passion.

    Mais oui, certes, le "mieux" est parfaitement relatif à l'individu selon sa propre expérience physique, émotionnelle et intellectuelle, selon les concepts relatifs qui font partie de son univers mental.

    Un tenant du relativisme, en ces temps de crise monétaire profonde, ne devrait pas être insensible à la Théorie Relative de la Monnaie qui prend pour base les libertés et la relativité de toute valeur pour démontrer que seules les monnaies à Dividende Universel sont compatibles avec ces prémices.

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  2. Merci.

    Le "mieux" n'est pas une passion, le "mieux" désigne ce qu'on trouve préférable, qui est déterminé en dernière analyse par nos passions (au sens large de Hume, définissable par opposition à la raison comme ce qui est de l'ordre du sentiment, du goût, de l'émotion). On trouve telle valeur, tel évènement, tel objet "bien" ou "mieux" parce que lui-même, ce qu'il induit ou ce qu'il représente nous inspire un sentiment positif ou préféré à un autre. Sauf à adopter une position radicalement déterministe (qui rejoint la croyance en une échelle de valeurs absolue dans le domaine de la foi), on ne peut pas prétendre que ces passions soient déterminées exclusivement par notre expérience (quid de la part de l'hérédité, de l'éventualité de facteurs échappant à la causalité de type libre-arbitre...).

    Pas le temps de pousser plus avant l'étude du lien, mais je suis déjà en désaccord avec "La liberté est définie comme la non-nuisance à soi-même", et l'articulation de "Tout Citoyen est libre d'accéder aux ressources" avec "Tout Citoyen est libre d'échanger sa production avec autrui" me semble extrêmement périlleuse. Je suis aussi extrêmement sceptique quant à l'idée qu'en partant d'axiomes moraux, on puisse déduire des conclusions factuelles sur les crises financières. Un certain nombre des conclusions avancées me paraissent d'ailleurs tout à fait farfelues. Mais je tâcherai de me faire un avis plus renseigné.

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