lundi 27 septembre 2010

Liberté d'expression et opinion dominante

Il serait instructif de mesurer le temps que les grands médias d'information consacrent à diffuser, analyser, décontextualiser, interpréter ou s'indigner des dérapages verbaux des personnages publics. "Woerth a osé parler de lapidation pour qualifier l'attention dont il est la cible", "Sarkozy a prononcé douze fois le mot guerre dans son discours de Grenoble", "Zemmour a prétendu publiquement que la majorité des trafiquants étaient noirs ou arabes", "L'évèque d'Amiens fait le parallèle entre les expulsions de roms et les rafles de la Deuxième Guerre Mondiale", etc. Combien de précieux temps d'antenne a-t-il été gaspillé en débats, en chroniques, en réactions de toutes sortes à des déclarations de ce genre ? En cessant de se cantonner aux derniers mois, il serait possible de multiplier à l'infini les exemples. Qui n'a pas déjà eu son mot à dire sur le "kärsher", le "casse-toi pauv' con" ou la "bravitude" ?

Les innombrables critiques de cette course à l'indignation en viennent presque toujours à évoquer une menace pour la liberté d'expression, oubliant un peu vite que la liberté de critiquer les déclarations d'autrui en est une composante essentielle. Même lorsqu'un patron menace de se séparer de son employé pour avoir tenu des propos jugés inacceptables, la liberté d'expression n'a pourtant rien à y redire : l'employé reste libre de s'exprimer, et la liberté d'association assure à toute personne à laquelle il serait lié la possibilité de se désolidariser de lui, ce qui se justifierait particulièrement si des propos tenus en public risquaient de nuire à l'image de leur association commune. On oublie trop souvent que la liberté d'expression n'équivaut pas à un droit à l'expression, qu'elle ne régit que les rapports entre l'individu et le pouvoir et que ce dernier, s'il ne peut contraindre personne à se taire, ne peut non plus forcer quiconque à écouter, à apprécier ou à rester sans réaction.

En toute cohérence, l'amoureux de la liberté est forcé de reconnaitre que, malgré toute l'aversion que lui inspirent pêle-mêle la bien-pensance démagogique, le climat terrorisant de pensée unique ou l'étroitesse du débat public, il ne peut les combattre sur le terrain du droit. Qu'il s'en réjouisse ou s'en indigne, il doit bien admettre que, comme pour toute autre liberté, elle s'accompagne d'une responsabilité et de l'obligation du respect des libertés d'autrui qui, comme je vais te le montrer, limitent son usage débridé, formant en quelque sorte des garde-fous. Et comme leur nom l'indique, ces garde-fous tendent à nous confiner dans le faisceau de l'opinion dominante.

Le plus contraignant des garde-fous aux excès de la liberté d'expression n'est autre que le droit de propriété. Tout propriétaire, ou mandataire, d'un terrain peut révoquer son invitation envers celui qui exprime chez lui des propos qui lui sont désagréables. Mais surtout, tout propriétaire de média peut sélectionner ce qui rentre ou non dans le cadre de sa ligne éditoriale, et ce d'autant plus qu'il est plus soumis au second rempart : le manque de place, ou autrement dit la rareté. Le caractère limité du temps du consommateur de médias (et encore plus du temps qu'il choisit de consacrer en priorité à cette activité) implique qu'on ne peut donner de visibilité qu'à une portion congrue de l'information. Bien sûr, chacun est libre d'aller clamer son message au coin de la rue ou, comme moi, d'ouvrir un blog inconnu pour le crier au vide intersidéral de l'interweb, mais son impact sera évidemment bien différent s'il arrive à se blottir entre les colonnes du Monde.

Enfin, le troisième et sans doute le plus actif des garde-fous n'est autre que la responsabilité. Je ne parle pas ici du sens pénal du terme : si la liberté d'expression est bien instituée – ce qui, essentiellement du fait des lois mémorielles, est de moins en moins le cas dans ce pays – personne ne doit pouvoir être inquiété pénalement pour le contenu de son message. Je parle d'une part de la responsabilité civile, quand le message exprimé viole directement un engagement contractuel accepté précédemment par l'individu (devoir de réserve, accord de confidentialité...) ; d'autre part de celle qu'inspire l'impact du message sur les relations de l'émetteur avec des tiers. Il s'agit des foudres ou des jugements de ceux avec qui on est en relation, future ou actuelle, professionnelle ou personnelle, superficielle ou essentielle. Bref il s'agit de sa réputation.

C'est sans doute ce dernier point qui, pour le meilleur ou pour le pire, constitue la plus grande force d'attraction du noyau des opinions dominantes – de la pensée unique comme on dit souvent sur un ton qui laisse penser qu'il s'agirait de quelque chose de nouveau –, particulièrement en matière morale où les désaccords sont presque toujours vécus comme des agressions. C'est lui qui est à l'origine de "l'auto-censure" ou de la "censure commerciale", qu'il semble de bon ton de dénoncer face à un micro branché dès qu'on aborde le sujet. Pour une raison que j'ignore, notre époque, apologue immodéré de la modération, semble bouder ce mécanisme régulateur spontané et non-violent.

Fort heureusement, ces garde-fous ne sont pas des remparts infranchissables. Il est presque toujours possible pour un élément de message – idée, théorie, énoncé, récit, jugement moral ou esthétique – intéressant ou original de dépasser ces filtres pour, ne serait-ce qu'un instant, alimenter le grand jeu de la sélection sociale qui nourrit l'évolution de la connaissance, des goûts et de la morale des sociétés humaines. Car c'est là la grande fonction, et la plus puissante justification de la liberté d'expression : soumettre au jugement critique et sélectif des esprits les éléments d'opinion candidats à la formation de l'opinion dominante de demain. C'est aussi ce qui en fait une des premières cibles des régimes autoritaires qui cherchent à imposer un idéal commun prédéterminé.

N'oublions d'ailleurs pas qu'en sus de la pensée unique, qu'on dénonce généralement pour la très exposée communauté médiatique et politique française, il existe autant d'opinions dominantes que de communautés humaines, de la scène électro nantaise à la branche alsacienne de ma propre famille. Elle peut se manifester à chaque fois dans une infinité de domaines, allant du niveau approprié de familiarité dans les salutations à la qualité qu'on s'accorde à prêter aux derniers films de Martin Scorsese.

Même la plus sérieuse des communautés, et j'aimerais citer en exemple la communauté scientifique qui, sans doute plus qu'aucune autre, a réfléchi à ce problème et tenté de structurer son émission d'information de manière à favoriser l'objectivité, n'a pas su s'affranchir de l'émergence de phénomènes de modes, d'un fonds d'opinion duquel il est très périlleux de tenter de s'affranchir, tant pour préserver sa réputation que ses financements. Suite à la révolution newtonienne, le déterminisme physique a occupé cette place un moment. Aujourd'hui on pourrait citer, sans doute parmi des myriades d'autres, le darwinisme en biologie ou la thèse du réchauffement climatique anthropique.

Si toutes ces opinions dominantes exercent les puissantes forces d'attraction évoquées précédemment, elles suscitent également d'inévitables réactions de rejet. Souvent instinctives et peu constructives, au moins en partie, parfois même abusives, celles-ci jouent un rôle salutaire en émettant une critique et un questionnement, qui motivent la constitution d'alternatives aux opinions dominantes, avec lesquelles elles sont alors mises en concurrence. Émergeront alors des effets de mode, dont certains éléments perdureront parfois, alimentant le fleuve très tourmenté de l'histoire des idées, des arts, des sciences et des mœurs.

C'est d'ailleurs le point auquel elle encourage ce processus qui caractérise une société ouverte. L'exaltation de l'originalité, de la pensée critique, de la diversité et de la concurrence y favorise l'émergence d'opinions nouvelles, tandis que la libre association y promeut l'expérience et la sélection par abandon ou imitation de modèles rivaux. L'alternative, à savoir la société conformiste, rassemblée autour d'un idéal universel prédéterminé, conservateur ou progressiste, n'a jamais su verrouiller ce processus suffisamment pour se conformer pleinement à son modèle, et c'est tant mieux. C'est malheureusement la chimère qu'on sent poindre derrière l'incantation perpétuelle d'un très abstrait idéal républicain, ressassé à toutes les sauces en France, récupéré par tous les bords et dans tous les milieux. C'est dire s'il est creux.

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