lundi 23 juin 2008

La responsabilité individuelle

A l'époque où la technologie, un système d'assistanat social plus ou moins bien huilé et le culte de l'enfant-roi s'unissent pour persuader l'Homme que tout lui est dû, il devient de plus en plus délicat de confronter celui-ci à sa propre responsabilité. D'ailleurs on cherche à apprendre à nos enfants à devenir des gens responsables alors même qu'on a perdu le sens de ce mot.

Comme tu le sais, tous nos actes, aussi insignifiants ou involontaires soient-ils, ont des conséquences. Tu dois également le savoir, les conséquences positives de nos actes forment ce qu'on désigne comme nos mérites. En revanche ce que tu oublies sans doute trop souvent, c'est que les conséquences négatives, quant à elles, forment ce que l'on appelle notre responsabilité, en d'autres termes ce qu'on devrait assumer quand on a merdé et qu'on essaie toujours de minimiser.

Ça n'a de toute façon jamais été bien facile d'assumer nos échecs, nos mauvais choix et nos limites, surtout face au regard de ceux qui nous jugent et de ceux à qui ils ont fait du tort. Ça nous angoisse tellement qu'on fait en sorte de l'oublier en s'arrosant les uns les autres de formules sympathiques de type "T'y es pour rien", "Si seulement il n'y avait pas eu..." ou encore "tu as fait ce que tu as pu". Reconnais-le, quand tu merdes, de celui qui te console avec du "C'est pas ta faute" et celui qui te met le nez dedans avec du "Bah ouais, t'as merdé t'assumes, normal", lequel considères-tu le plus facilement comme un véritable ami ? Au final, à force de ne se dire les uns aux autres que ce qu'on veut entendre, on se complaît dans l'entretien mutuel d'une certaine médiocrité – phénomène sur lequel je ne manquerai d'ailleurs pas de revenir.

Ainsi, si tu te plains de te mettre en quatre pour garder ton poste, dont ton salaud de patron subordonne le maintien à des efforts au-dessus de ce qu'il demande aux autres, je serai un enfoiré si je te rappelle que c'est toi qui opères finalement l'arbitrage, et qu'au final tu choisis par toi-même de céder à sa pression parce que tu estimes que ce qu'il t'offre en échange a plus de valeur que ce que tu lui cèdes. Mais pire encore, le jour où tu voles, où tu casses, où tu caillasses une voiture de police, où tu brules un bus, si je m'aventure à nier que ta responsabilité est dégagée puisque la nécessité de ta condition t'y a conduit inexorablement, je deviens inévitablement un sans-cœur, ou au moins un sale privilégié ignorant du point auquel la vie est dure.

Élargis un peu ce raisonnement, ajoutes-y une pincée de philosophie marxiste, assaisonne avec du discours anarcho-communiste sauce Kropoktine et fais lever à la sociologie bourdonienne, et tu obtiendras l'essence du socialisme angélique : la négation de la responsabilité. L'individu est déterminé par – selon le discours – son milieu social, l'organisation des processus de production, ou encore l'autoritarisme pervers et aliénant de la société bourgeoise. Peu importe le déterminant (ils se recoupent tous), l'essentiel c'est qu'à moins d'être patron, juge ou geôlier (et donc coupable), l'individu ainsi déterminé n'est jamais considéré comme responsable du mal qu'il cause. Et par là-dessus, on t'invente un concept de liberté réelle, ou positive au choix, où ma liberté et ma propriété ne sont plus un frein aux tiennes, ou encore où la vraie liberté c'est le bien obligatoire et le mal interdit. Bref, tous les glissements sémantiques sont permis pour enterrer pour de bon cette responsabilité bien gênante.

Et force est de constater que ça fait son chemin dans l'opinion. Jusqu'aux États-Unis, on invoque de plus en plus exclusivement la responsabilité collective, le prétendu devoir pour l'État de décharger les citoyens de tous les risques qui pèsent sur lui. Le système s'auto-entretient. Plus l'individu est couvert et déresponsabilisé par l'État-providence, et plus il estime que tout lui est dû, que c'est à lui seul de choisir ce qu'on lui cède et le prix auquel on lui cède, qu'il s'agisse d'un emploi, d'une assurance, d'une subvention, d'une inscription à l'école pour ses enfants, d'un billet de théâtre, etc. Et avec la nécessité de supporter par soi-même les risques inhérents à sa propre action et à sa propre existence, c'est le droit de choisir librement cette action qui périclite, illustrant ainsi à quel point liberté et responsabilité ne sont que les deux faces d'une même pièce. Nous subissons le règne de la réglementation débonnaire, du vivre-ensemble obligatoire, de la solidarité forcée. Je m'étonne encore de la détermination enthousiaste qui semble régler le pas de la multitude en cette lente marche forcée dans laquelle elle m'entraîne vers une énième tyrannie utopique.

J'ai perdu ma naïveté. Je sais désormais que la plupart des gens ne souhaitent rien plus que se décharger de leur responsabilité, s'enfermant dans l'enfance et l'obéissance à un État-papa qui prendra sur lui d'assumer le danger, l'éducation et ses ratés ou encore la création de richesses, édictant fatalement ses propres règles dans ces buts. Et d'ailleurs, loin de moi l'idée de leur refuser cette ultime liberté qu'est celle d'y renoncer. Mais de grâce, qu'ils me rendent la pareille ! Qu'ils me laissent reprendre la mienne, et supportent leur responsabilité collective entre eux, entre irresponsables volontaires et consentants ! Rendez-moi mon contrat social, je vous garantis que ma signature est un faux !

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