Les seuls problèmes de "pourquoi, comment et dans quelle limite la liberté d'expression ?" ne seraient traitées exhaustivement qu'en plusieurs tomes, que je tenterai de résumer dans un autre article. Pour aujourd'hui, je vais me contenter de l'usage actuel (tel qu'on le pratique dans les médias, émissions et chroniques d'actualité) de l'expression politiquement correct.
Aujourd'hui, politiquement correct désigne ce qui se rapporte à un consensus politico-médiatique social-démocrate, centriste, antiraciste, pro-européen, droits-de-l'hommiste et écologiste. Se définissent donc comme politiquement incorrects (finalement c'est surtout eux qui nous intéressent) tous ceux qui, au choix :
- contestent l'aspect soit "trop social", soit plus souvent "trop libéral", de la social-démocratie;
- sont opposés à l'immigration, "anti-sionistes", prosélytes de la "culture française" et/ou dénoncent les lois mémorielles (incluant bien sûr par hypothèse les "carrément racistes/antisémites");
- souhaitent revenir sur l'intégration européenne, réclament plus de souveraineté nationale, souvent avec un renforcement de l'autorité et du rayonnement de la France au niveau international;
- n'accordent pas à la définition onusienne des droits de l'homme une valeur de critère moral universel qu'on serait fondés à promouvoir, avec la démocratie, dans toutes les cultures et civilisations;
- désapprouvent généralement les politiques écologistes, l'importance accordée aux dangers qu'elles prétendent prévenir ou la philosophie qui les inspirent.
A priori, on se dit que ça devrait représenter pas mal de monde. En pratique c'est un petit peu plus compliqué. Du côté médiatique au moins, quand on parle de politiquement (in)correct, on pense à tout casser quatre chroniqueurs (Zemmour, Ménard, Lévy et Cohen). Du côté politique, on voit déjà un nombre non-négligeable de partis se bousculer pour représenter cette tendance : FN, RPF de De Villiers, Debout la République de Dupont-Aignan, Droite Populaire de l'UMP pour la droite ; Égalité et Réconciliation de Soral, Mouvement des citoyens de Chevènement pour la gauche. Enfin, du côté du peuple, se partageant entre ces petits partis et l'abstention, une part réellement non-négligeable de la population se retrouve dans plusieurs de ces positions, constituant un enjeu électoral de plus en plus conséquent et contribuant largement à asseoir la notoriété des chroniqueurs cités précédemment.
Ceux qui dénoncent l'existence d'un consensus politiquement correct dont il serait médiatiquement et socialement difficile de s'éloigner n'ont donc pas tort : il y a bien, d'une part, un consensus relatif autour de nombreux axes constitutifs du "système", d'autre part un déficit de représentation d'une grande partie de l'opinion dans l'appareil médiatique. Cette dernière ne se reflète que de manière très troublée dans la représentation politique, au travers de partis soit trop petits pour compter, soit diabolisés de manière caricaturale.
Une partie du morcellement de leur représentation politique provient du fait que les politiquement incorrects se définissent essentiellement par opposition. Ils sont d'accord pour dire qu'ils ne veulent pas du système, mais si on en réunit dix dans une pièce, les cinq premiers n'auront qu'une vague idée de ce qu'ils veulent mettre à la place, tandis que l'autre moitié comptera autant d'avis différents que de personnes. On rencontre un problème analogue dans n'importe quelle manifestation ou sur tout panel d’abstentionnistes. C'est ce qui explique que des contestataires d'horizons extrêmement divers se fourrent le doigt dans l'œil quand ils s'imaginent qu'en s'agrégeant dans un vote contestataire FN ou dans la pêche à la ligne, ils fournissent aux dirigeants la moindre indication concernant le cap à suivre pour répondre à leur raz-le-bol.
D'un autre côté, la campagne de discrédit que subissent les partis politiquement incorrects de la part de la quasi-totalité du paysage médiatique, si elle n'est pas concertée, n'en est pas moins très réelle, et a un impact colossal sur eux. Difficile de déterminer si la diabolisation leur ôte plus d'adhésion que ne leur en apportent la victimisation et la lassitude qu'inspire un discours trop convenu mais, pour le meilleur ou pour le pire, elle joue assurément un rôle décisif pour les empêcher durablement de s'emparer du pouvoir (exception faite du cas assez particulier de la Droite Populaire), au profit des grands partis dits "de gouvernement".
Qu'elle soit salutaire ou non, leur critique ne fait pourtant pas honneur au débat public. Elle passe exclusivement par une déformation caricaturale de leur discours, les amalgamant selon les cas avec des beaufs ahuris, de dangereux réactionnaires ou d'ignobles fascistes. Plutôt que de critiquer les points de détails avec lesquels on est en désaccord – dans une opinion souvent nuancée et réfléchie, au moins chez les chroniqueurs, plutôt cultivés et intelligents – on s'en sert pour construire une image d'épouvantail et brûler tout en bloc à coup d'invectives. On laisse la morale moraleuse néo-puritaine trancher a priori un grand nombre de questions qui relèvent du domaine de la raison, sous le prétexte d'avoir décelé le museau du grand méchant loup sous l'habile déguisement de la mère-grand.
"Les beaux principes moraux et les grandes phrases qui m'ont élevé n'ont pas besoin d'être réfléchies pour être vraies" semble ainsi nous brailler le très bobo Bénabar. Une récente chronique de Danièle Sallenave sur France Culture le reprenait alors trop gentiment, rappelant que les contempteurs du politiquement correct avaient raison quand ils appelaient à plus de pensée critique, avant de se perdre regrettablement à distinguer une bonne mouture de ce courant, de gauche évidemment, critiquant le seul affichage superficiel de politiquement correct pour inviter plutôt à l'action, d'une mauvaise, de droite et authentiquement réactionnaire. Si cette opposition est réelle et mérite d'être soulignée, poser cette seule alternative dichotomique, c'est nier l'intérêt qu'elle prête l'instant d'avant aux seuls anti-PC de droite pour le coup : faire vivre le débat en lui apportant de la nuance, des contrepoints et des points de vigilance pour les tenants de l'ordre moral dominant.
Car on peut questionner les dogmes du féminisme sans remettre intégralement en cause l'évolution du statut de la femme. On peut souligner les souffrances sérieuses que causent et que vont continuer de causer ce grand bouleversement, et les mesures qu'on propose pour en forcer la marche, sans pour autant faire l'apologie du viol et du mariage forcé. On peut rappeler les problèmes que posent l'immigration et son cadre général sur un mode moins victimaire, sans faire appel au racisme. On peut même employer le vocable des races humaines sans défendre l'idée d'une hiérarchie, sans rejeter la coexistence, l'intégration ou les interactions les plus poussées. Libéral comme d'extrême-gauche, économiste comme sociologue, on peut avoir beaucoup à reprocher à l'intégration économique européenne. On peut saluer les appels à la liberté d'expression et la condamnation des lois mémorielles d'un Zemmour, tout en notant la contradiction avec le dirigisme qu'il prône dans presque tous les autres domaines. Sur toutes ces questions et bien d'autres, les arguments rationnels et les constats empiriques ne manquent pas pour s'opposer très directement aux lieux communs consensuels, plus souvent issus d'un vernis de moraline que d'une étude rationnelle en profondeur des sujets concernés.
Car, comme le rappelait François Morel, grand contempteur des politiquement incorrects c'est toujours "un peu plus compliqué que ça". Il lève là un débat des plus intéressants sur la granularité de l'information : quel niveau de détail délivrer à l'informé en tenant compte de ses propres contraintes de temps, d'expertise et d'intérêt. Mais il le fait d'un ton déplorablement moqueur vis-à-vis de ceux qui appellent à plus de nuance dans le débat public. Lui semble plaider pour qu'on cesse d'importuner, en leur rappelant les aspérités du réel, ceux qui, comme lui, vont à l'essentiel, c'est-à-dire juste à ce qu'il faut penser, à une sentence morale et engagée, rendue digeste aux grandes heures d'audience par une couche d'humour faisant aussi fonction de bouclier commode face aux accusations de déformation et de caricature. Le courage de l'engagement contre la finesse du propos en somme, mais sans aller jusqu'à s'exposer non plus.
Si je m'attarde sur cet humorion de boulevard dont, après tout, le tort principal est de n'être la plupart du temps drôle que pour sa chapelle, c'est pour évoquer rapidement ce que j'appelle le syndrome Guillon. C'est devenu une pratique courante – particulièrement chez les humoristes étiquetés France Inter, mais pas seulement – de se prétendre sulfureux et caustique quand on relaye sans arrêt les mêmes blagues convenues sur Sarkozy, les racistes, la colonisation, les curés, le fascisme de la droite et les maladresses stratégiques de la gauche. On prétend jouer avec le feu, rompre les grands silences, sonder en éclaireur les frontière de la liberté d'expression, s'attirer les foudres du pouvoir et les remontrances des grands de ce monde, bref être politiquement incorrect, tout en suintant par tous les pores les valeurs du consensus décrit plus haut. Ce qui me donne surtout un prétexte pour leur cracher à la gueule sans trop m'écarter du sujet, mais aussi l'occasion de préciser que ce n'est évidemment pas de ce politiquement incorrect de pacotille, de pure forme, que je traitais jusqu'ici.
Bref, tout ça pour dire que, d'accord pas d'accord avec les contempteurs du politiquement correct, ils ont un rôle essentiel à jouer dans la salubrité du débat public. Leur provocation comme leurs arguments nous poussent à réfléchir, à nous interroger sur ce qui ne tourne pas rond dans le jeu des références circulaires de notre paysage médiatique et intellectuel. La réplique qu'on leur donne (dans les médias, je ne parle même pas des tribunaux), si elle n'est pas dénuée d'intérêt stratégique pour leurs opposants, n'est malheureusement pas à la hauteur d'un débat public dont tous prétendent pourtant chercher à élever le niveau. Il est également regrettable que ces provocateurs présentent une relative unité de points de vue, et que leur visibilité ne s'étende pas aux représentants d'autres courants de pensée minoritaires, pas forcément moins réfléchis et dont les foyers intellectuels peuvent se situer hors de notre petit pays.